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Ce texte est la transcription de la chronique proposée en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).

On parle souvent de l’immersion dans les jeux de société, cette situation dans laquelle l’expérience de jeu est si intense et cohérente que les joueuses ont l’impression de penser, d’agir, de vivre ce que leurs personnages font. 

Cette immersion est souvent basée sur l’existence d’un thème de jeu en adéquation avec les actions que les joueuses vont faire en jeu et la cohérence entre mécaniques de jeu (le système du jeu) et thématique. Cette immersion peut également reposer sur un sentiment de réalisme comme dans les jeux simulationnistes : les mécaniques du jeu et leur articulation parviendraient à retranscrire la réalité, ou tout au moins une certaine idée de la réalité.

Mais ce n’est pas de l’immersion que je voulais vous parler dans cette chronique. Ou plutôt ce n’est pas juste de l’immersion. Car l’immersion peut revêtir plusieurs niveaux d’intensité. Ainsi, si on voulait en établir une gradation un peu formelle, on pourrait distinguer :

  • Les jeux à thèmes absent (certains jeux abstraits qui l’assument) ou encore à thème plaqué (Azul, Les Châteaux de Bourgogne) : dans ces jeux, les joueuses se concentrent sur des mécaniques et l’habillage du jeu est superflu. Ce thème, lorsqu’il existe, souvent pour des raisons cosmétiques, pourrait être remplacé par n’importe quel autre sans que cela soit dommageable à l’expérience de jeu. Ce sont les mécaniques qui suscitent une certaine immersion, certes plus abstraite mais pas inexistante pour autant.

  • Les jeux à thème fort : ces thèmes sont si forts qu’ils parviennent à emporter l’imaginaire des joueuses sans grand effort, juste parce qu’ils exploitent des univers déjà connus, dont les joueuses sont familières et qu’elles parviennent à se représenter sans trop d’effort. C’est souvent le cas des jeux exploitant des licences qui misent sur un engagement fort de la part des joueuses. Ces jeux ont souvent une grande puissance narrative mais qui n’est pas pourtant suffisante à garantir une immersion forte si leurs mécaniques impliquent trop de rupture avec l’expérience de jeu et de trop fréquents retours à la vie réelle (par exemple en raison de règles lourdes ou de phases de maintenance interminables, de micro-manipulations). C’est le cas de beaucoup de jeux coopératifs (comme les jeux FFG par exemple) dont les règles lourdes et scriptées brisent souvent l’immersion créée thématiquement.

  • Les jeux dans lesquels on trouve une adéquation entre mécanique et thématique : ces jeux se distinguent par une cohérence entre le propos du jeu, ses mécaniques et les expériences des joueuses. Dans ces jeux, les autrices sont parvenues à trouver une mécanique qui simule l’univers du jeu et procure les émotions que les personnages sont supposés vivre. Thèbes, un jeu de collection de 2007, en est un excellent exemple : selon la puissance des actions (déplacements et/ou cartes récupérées) on dépense plus de temps (ce qui influe sur l’ordre du tour) et les fouilles archéologiques consistent à piocher des jetons dans un sac avec une forte probabilité de ne récupérer aucun artéfact (j’en sais quelque chose).

Et puis, tout au bout du spectre, on trouve les jeux qui proposent de la synchronicité. 

Dans un livre que j’aime beaucoup, dont la lecture m’a énormément marquée, La Caverne des idées de Somoza, la lectrice que nous sommes suit une enquête policière se situant dans la Grèce antique menée par un détective dénommé Herakles Pontor. Le récit est un clin d’oeil aux Douze travaux d’Hercule et à Agatha Christie. Mais au fur et à mesure de la lecture, se dessine une seconde intrigue, celle que l’on lit en notes de bas de page, laissées par le traducteur du livre qui comme nous lit le livre au fur et à mesure qu’il le traduit. Et de façon irréversible, la lectrice que nous sommes devient ce traducteur, parce que comme lui elle découvre l’intrigue du roman. Elle fait exactement ce que ce traducteur fait : elle lit le livre.

Et bien c’est ça la synchronicité. 

La synchronicité, forme ultime et absolue de l’immersion ?

Rapportée au jeu de société, la synchronicité est donc cette situation où il existe une congruence quasi parfaite entre joueuses et personnages, entre leurs actions et leurs émotions. En ce sens, elle va beaucoup plus loin que l’immersion en termes d’expérience.

  • L’immersion repose sur la représentation des actions ou des émotions

L’immersion telle qu’on l’a détaillée précédemment repose sur des mécaniques qui ont pour but de simuler des actions ou des émotions.

Par exemple, dans un mauvais jeu de Richard Garfield, The Hunger, on trouve néanmoins une idée intéressante qui aurait pu favoriser une certaine immersion : on incarne des vampires qui doivent se nourrir d’humains (qui rapportent des PV) tout en s’assurant d’être rentré au château avant le lever du jour. Le jeu repose sur une mécanique de deck-building dans laquelle les cartes d’humains qu’on acquiert  rapportent certes des PV mais ne permettent pas de se déplacer, comme si le vampire qu’on incarnait avait trop mangé et devenait plus lent. La mécanique du deck-building est ici utilisée en adéquation avec le thème choisi, elle permet de représenter les enjeux qui se posent à la joueuse. Bien plus que dans Dominion sans aucun doute. Dans The Hunger, la joueuse n’a pas pour de vrai manger ses cartes, juste le deck-building et sa mécanique lui permettent de représenter le poids de la nourriture absorbée par le vampire.

Malgré une idée brillante et une recherche d’immersion, The Hunger est un jeu dont l’intérêt décroît au fil des tours, anti-climatique, immersif certes thématiquement mais pas dans l’intérêt qu’il suscite. Dans Dominion, c’est la mécanique du jeu et son rythme qui sont immersifs, mais c’est une autre histoire.

Dans Dread, un jeu de rôle d’horreur, une tour de jenga est utilisée pour retranscrire la tension que doivent éprouver les joueuses autour de la table. Dans ce jeu, elles incarnent globalement des victimes potentielles de films d’horreur ; lors de certaines résolutions, les joueuses doivent retirer des morceaux de la tour. Ainsi, le stress et la tension qui entourent chacun de ces moments plongent les joueuses dans un état émotionnel proche de celui qu’éprouvent leurs personnages. La tour de jenga comme système de résolution est donc une astuce mécanique pour faire ressentir aux joueuses le stress et la peur. Mais bien sûr, celles-ci savent bien qu’à aucun moment leur vie n’est en danger.

L’immersion est donc affaire de représentation. Elle nécessite que les joueuses acceptent de faire l’effort de raccorder ce que le jeu leur fait faire et ce que leur personnage fait dans le jeu.

  • La synchronicité repose sur l’incarnation totale

La synchronicité va plus loin que l’immersion car elle ne nécessite aucun effort de la joueuse pour se projeter dans son personnage : la joueuse est son personnage parce que mécaniquement il n’existe que très peu d’intermédiaire entre elles, que très peu de distance.

Dans Alice is missing, les joueuses incarnent les amies d’une adolescente, Alice, qui a disparu. Les personnages sont dans des lieux différents et n’échangent que par messages textuels. Le dispositif de ce jeu de Spenser Starke impose aux joueuses de jouer en silence pendant 90 minutes, sans interaction entre elles autres que le fait de communiquer par écrit. Ainsi, les joueuses font exactement pour jouer (s’envoyer des messages écrits) ce que leurs personnages font dans le jeu (s’envoyer des messages écrits). 

La synchronicité est donc parfaite. Pendant les 90 minutes que dure la partie, je me sens incarner réellement mon personnage, Dakota la meilleure amie d’Alice, une adolescente américaine. Le jeu me permet de faire exactement ce qu’elle fait, sans phase intermédiaire mécanique, ce qui rend plus difficile la distanciation entre la joueuse et son personnage. Ce que j’écris c’est ce qu’elle dit, ni plus ni moins. Ce que mon personnage ressent, c’est en réalité ce que moi je ressens et que je traduis au mieux dans mes messages. Et d’ailleurs pendant ces 90 minutes, le monde réel n’a plus aucune existence pour moi.

Alice is missing est probablement un des exemples les plus forts de cette synchronicité. Mais on peut citer quelques autres exemples dans lesquels on s’en approche.

Il existe d’autres exemples où une certaine synchronicité se ressent, peut-être moins intense que dans Alice is missing.

Dans Millenium Blades, il est proposé de jouer le rôle de collectionneur de TCG et en jeu on va effectivement retrouver les expériences de joueurs de TCG par des phases de marché, d’échanges et de tournoi. Notre personnage collectionne des cartes pour affronter ses adversaires tout comme nous, joueuses, collectionnons pendant la partie des cartes pour affronter les autres joueuses.

On peut encore évoquer Challengers, le vainqueur du Kennerspiel des Jahres 2023 qui mélange bataille et deck-building. Dans ce jeu qui prend la forme d’un tournoi, on affronte ses adversaires puis entre chaque manche, les joueuses sélectionnent de nouvelles cartes pour améliorer leur deck. La synchronicité existe d’une certaine manière dans Challengers parce que les phases hors matchs deviennent également des phases de jeu à part entière.

Atteindre la synchronicité

La synchronicité se caractérise principalement par une sensation, celle de faire corps et âme avec son alter ego en jeu, parce qu’on fait ce qu’il fait et qu’on en vient donc à penser comme lui pense. Parmi les jeux qui parviennent à s’approcher de cette synchronicité, on peut distinguer des caractéristiques communes qui, traduites mécaniquement, permettent de susciter ce sentiment.

  • Le temps réel

Le recours au temps réel est probablement le plus frappant car c’est probablement la caractéristique la plus partagée entre tous les jeux créant de la synchronicité.

Mais de quel temps réel parle-t-on ? En effet, dans le langage ludique commun, parler de jeux en temps réel sous-entend généralement des jeux frénétiques, minutés, dans lesquels les joueuses ont un temps toujours plus restreint pour agir. Le temps réel est là pour assurer une certaine pression sur les joueuses.

Dans les jeux qui tendent à la synchronicité, on ne parle pas exactement de ce temps réel là, ou plutôt on ne parle pas que de ce temps réel là.

Certes, certains jeux utilisent ce temps réel frénétique pour susciter la pression, la tension à l’instar de ce que l’on vit dans le jeu. On pense aux phases d’échanges de Millenium Blades qui sont chronométrées. On peut penser notamment à Kitchen Rush, un jeu coopératif, qui retranscrit la gestion d’un restaurant : les joueuses utilisent un sablier pour représenter leur cuisinier et tant que le sablier n’est pas écoulé, la joueuse est occupée à la cuisine et ne peut rien entreprendre. Kitchen Rush n’est pas un jeu synchronistique même s’il tend à s’en approcher (on en reparle un peu après).

Le temps réel de la synchronicité induit plutôt l’idée que le temps du jeu est le temps de la vraie vie, sans downtime, chacune agissant quand elle le souhaite ou le peut. La durée diégétique est réputée identique à la durée narrative.

Dans Alice is missing, la partie stricto sensu dure exactement 90 minutes. On peut écrire quand on le souhaite, le rythme de la conversation n’a pas à être frénétique et il tolère des ralentissements, des pauses, des moments de respiration, exactement comme on les vit dans les véritables conversations textuelles. Le temps des déplacements est conventionnellement restreint à une dizaine de minutes et il est acté qu’on ne peut pas écrire pendant ces phases (comme on ne le ferait pas si on conduisait une voiture ou si on circule à vélo). Le temps ne s’interrompt pas pendant le jeu.

  • La réduction des médias intermédiaires, de l’abstraction

Une autre des caractéristiques des jeux produisant la synchronicité est la réduction des médias intermédiaires, voire leur disparition, pour figurer les actions.

Dans Alice is missing, nous communiquons avec le même outil (un clavier de téléphone ou d’ordinateur) que l’on soit joueuse ou personnage.

La nécessité d’abstraction est moindre que si je dois lancer un dé pour réaliser une action. En cela, le dispositif du jeu de rôle ne permet pas particulièrement la synchronicité.

Pour reprendre mon exemple précédent, les sabliers de Kitchen Rush créent une distance entre la joueuse et la cuisinière. Kitchen Rush est probablement très immersif mais pas réellement synchronistique.

La synchronicité, pour exister, implique donc que la joueuse ne perçoit même plus, ou à peine, les éléments mécaniques du jeu.

Conclusion

Cette recherche de la synchronicité soulève un paradoxe entre les attentes des joueuses.

En effet, si l’immersion est recherchée c’est parce que sa puissance évocatrice permet une évasion, une sortie du réel. On peut se projeter dans un univers, thématique et mécanique, dont on sait qu’il n’est pas le réel. Le jeu et le hors jeu ne sont pas confondus.

Nos émotions dans ce type de jeu sont simulées et non pas complètement réelles car la distanciation est toujours possible.

La synchronicité, quand elle existe pleinement, implique quant à elle que la vie réelle se confond avec le jeu, que les contours de chacun de ces deux mondes sont difficiles à discerner. Il est plus difficile de déterminer si ce sont nos propres émotions ou celles de nos personnages.

Par conséquent, la synchronicité n’est pas une forme particulière de l’immersion, elle est juste autre chose, un autre état.

Et si la grande majorité des joueuses recherchent l’immersion, je ne suis pas sûre qu’il en aille de même pour la synchronicité. Parce qu’elle implique souvent un investissement fort, une implication personnelle et émotionnelle plus grande. Je connais quelqu’un qui était au bord des larmes après avoir échoué en finale de Challengers alors qu’elle avait roulé sur tous ses adversaires pendant les matchs précédents. 

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