
Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).
te chronique se veut en grande partie un résumé de Uncertainty in Games, l’incertitude dans les jeux, un ouvrage de Greg Costikyan, tiré de la collection Playful Thinking aux éditions MIT Press. Même si ce livre s’adresse d’abord à des gens qui étudient pour travailler dans le monde du jeu vidéo, la vaste majorité des principes qu’il énonce s’appliquent aux jeux de société. D’ailleurs, il en nomme régulièrement dans ses exemples.
En effet, Costikyan, dont les réflexions sont inspirées, appuyées par les travaux du sociologue, français Roger Caillois, postule que:
“Les jeux ont besoin d’incertitude pour conserver notre intérêt, et que la lutte pour maîtriser l’incertitude est centrale dans l’attrait des jeux.”
Contrairement à ce que martèle un habile discours marketing depuis une bonne douzaine d’années, la rejouabilité ne se réduit pas au nombre de factions et de pouvoirs asymétriques, mais dans une chose toute simple et inattendue: l’incertitude!
Je pousserais même le bouchon en affirmant que sans incertitude, il n’y a pas de jeu.
Petite considération – La rejouabilité n’est pas qu’une qualité intrinsèque aux jeux
Quelle surprise! Polgara, te souviens-tu que j’ai déjà argué que le succès d’un jeu dépendait toujours du groupe autour de la table? Eh bien Costikyan nous le rappelle d’entrée de jeu.
Prenons le Tic tac toe. Un jeu à la rejouabilité nulle, croyons-nous. Pourtant, de jeunes enfants de 3 ans peuvent y jouer durant des heures! Ils peuvent enchaîner les parties sans perdre d’intérêt!
À l’inverse, les échecs, un jeu auquel on peut consacrer sa vie, présentent une rejouabilité assez faible si les deux adversaires sont moi et Gary Kasparov. Ni lui ni moi ne trouverons d’intérêt à rejouer, parce qu’il n’y a pas ou peu d’incertitude.
1. Première source d’incertitude – La performance physique
On l’oublie souvent, mais les jeux vidéo sont en grande partie des jeux d’adresse!
Les jeux de plateforme, les shooters (Golden Eye 64), les jeux de sport comme FIFA, les Rogue-lite comme Dead Cells, vous demandent de faire preuve d’adresse plus que tout autre chose!
Quand on joue à ces jeux, on développe des habiletés que l’on n’a d’abord pas. Et ce n’est qu’après plusieurs essais que l’on réussit. Un peu comme le piano ou le fait de lancer un ballon dans un panier suspendu à 10 pieds de haut. Et donc l’incertitude de réussir devient source de rejouabilité. Et même une fois qu’on a réussi un niveau de Mario Bros ou une pièce de piano difficile, il n’y a aucune garantie que l’on réussira le prochain coup! Alors on peut rejouer.
2. Performance mentale – L’incertitude du solveur
Devant une énigme de Unlock, un casse-tête ou le vénérable Monkey Island, on cherche. On passe un moment, qui peut être court ou long, dans l’incertitude. On ignore ce qu’on attend de nous, on ignore combien de temps s’écoulera avant que l’on ne trouve la solution… Ou si vous êtes comme moi, on ignore même si on y arrivera! Nous aimons cette incertitude.
Et c’est sans doute pourquoi les jeux à énigme sont les pires pour la rejouabilité une fois qu’on les a résolu: parce contrairement à la performance physique, qu’il n’y a absolument plus aucune incertitude.
3. L’imprévisibilité des joueurs
Le comportement de mes adversaires, le fait qu’on ignore ce qu’ils ont en tête, forme assurément une des plus grandes sources de rejouabilité.
Caroline remettra-t-elle en place la même stratégie que la dernière fois? Michel saura-t-il contrer mon combo? Pourquoi Maryse n’attaque-t-elle pas mon flanc ouvert? Est-ce parce qu’elle ne l’a pas vu ou qu’elle prépare un autre coup? Sylvain pourra-t-il faire tenir cette pièce en équilibre en haut de la Crazy Tower?
De roche – papier – ciseau à Diplomacy en passant par Counter Strike, la performance et les intentions des autres joueurs à table amènent des situations presque toujours nouvelles et surtout incertaines. Contrairement aux algorithmes qui dictent les comportements et les patterns d’un Boss de fin de niveau, je ne sais jamais comment se comportera mon bon ami Manu. Ah non. C’est faux. Manu m’attaque toujours…
Bruno Faidutti soulignait l’importance de l’interaction entre les joueuses dans l’entrevue qu’il t’a donnée ici même. C’est aussi ce qui m’avait particulièrement séduit dans le jeu Québec, des auteurs Philippe Beaudoin et Pierre Poissant-Marquis: un jeu à l’allemande où les points que vous marquez dépendent largement du comportement des autres, à l’opposé de la plupart des Princes de Florence ou Âge de pierre en vogue à l’époque.
Grâce à cette forme d’incertitude, on peut même perdre en jouant bien. Ou plutôt l’imprévisibilité des bons joueurs redéfinit ce que signifie “bien jouer”. Il y a plusieurs années, on parlait des Jedi de Puerto Rico. De ces joueurs en ligne qui quittaient la partie si vous ne jouiez pas “comme il faut”, parce que ça bousillait leur partie. Je dois jouer en tenant pour acquis que tu ne feras pas ce qui me paraît comme le meilleur coup. Et cette incertitude amène une grande rejouabilité!
4. Le hasard
Le hasard n’a pas toujours bonne réputation dans le milieu des amateurs de jeux de stratégie, mais il s’agit assurément d’une des sources d’incertitude les plus efficaces pour créer de la rejouabilité.
Bien dosé, bien placé, le hasard génère les situations toujours renouvelées en un clin d’œil. Imaginez. Au tarot, il y a des milliards de milliards de milliards de mains possibles!
Le hasard nivelle les chances de gagner entre des joueuses de niveaux différents.
Le hasard brise la symétrie. Par exemple, dans Ticket to Ride, les tickets destinations remis en début de partie feront en sorte que chacun cherchera à relier des villes différentes.
Et surtout, le hasard ajoute un sens du drame difficile à égaler. Il y a un moment de délicieuse tension lors d’un rouler de dé décisif dans le combat final d’une partie épique de La guerre de l’anneau ou lors de la révélation de la dernière carte de la rivière d’un Texas Hold’em. Nous avons des souvenirs de jeux créés par le hasard que nous racontons avec une vive émotion.
Le hasard a la très grande qualité de savoir s’effacer discrètement. En effet, plus on lance de dés dans une partie, plus on s’approche de la courbe moyenne. Et donc à la longue, la meilleure joueuse devrait l’emporter plus souvent dans un jeu de gestion de risque comme Can’t stop!
Si l’autrice d’un jeu a fait ses maths correctement, le hasard permet de simuler le réel. Devant un nombre élevé d’événements possibles aux facteurs multiples, comme la météo dans Formule dé ou l’attaque d’une armée adverse sur un terrain marécageux un jour de pluie alors que les vivres manquent dans War and peace, le hasard permet de trancher en un instant ce qui se passera.
Et, si vous me permettez une note d’humour pour terminer, je vais citer mon grand ami Alex… Le hasard peut devenir le bouc émissaire parfait pour expliquer ta défaite dans un jeu de stratégie comme Blood Bowl, sans toutefois t’enlever l’impression que tu mérites effectivement ta victoire quand tu gagnes!
5. La complexité analytique
Si je comprends bien l’idée de Costikyan, plus un jeu a une grande profondeur stratégique ou tactique, plus grande sera sa rejouabilité, car le nombre de parties nécessaire pour “effacer” l’incertitude, pour atteindre un niveau de maîtrise qui fait que l’on gagne presque chaque fois sera très élevé.
Quand l’arbre des décisions devient plutôt une forêt, comme au go par exemple, il faut jouer une infinité de parties avant d’en voir le bout, de comprendre les implications de ses décisions.
Même s’il n’y a aucune information cachée ou hasard, l’incertitude demeure, parce que les conséquences de nos choix sont impossibles à anticiper pour notre cerveau en raison de leur grand nombre. On peut faire les mêmes trois coups en ouverture et obtenir des résultats extrêmement différents.
Plus la rétroaction, le feedback comme disent les Chinois, vient longtemps après un choix, plus la courbe d’apprentissage sera longue à surmonter, plus long sera le moment et plus grande sera la rejouabilité.
Les jeux de gestion comme Maracaibo ou Concordia profitent de ce type d’incertitude.
Dans le cas des jeux avec une dimension tactique forte, je pense à Spirit Island, qui ressemblent parfois à un puzzle, il faut jouer plusieurs fois pour “voir” laquelle des multiples permutations possibles nous permettra de nous en sortir.
6. Les informations cachées
Qui n’a jamais rêvé de voir ce que les autres joueurs à une table de Poker avaient dans leur main? De pouvoir lire “une paire de rois” dans les yeux de son adversaire.
De voir au travers du “brouillard de guerre”, le fog of war de Starcraft.
Et pourtant… Si vous en aviez le pouvoir, vous vous lasseriez rapidement de ces jeux.
Par ailleurs, une grande partie des jeux vidéo modernes repose sur l’exploration de l’environnement. Dans Breath of the wild de la série Zelda, un des grands plaisirs est la découverte. Non seulement du monde, mais aussi d’un millier de petits détails comme… faire du feu.
L’information cachée permet l’existence d’un des aspects les plus appréciés du monde du jeu: le bluff.
Certains jeux combinent plusieurs sources d’incertitude et c’est souvent une bonne chose
Costikyan affirme que 2 des meilleurs jeux pour la rejouabilité sont… des jeux de société ! Magic et Mémoire 44. Il souligne combien tous les deux usent habilement d’un grand nombre de sources d’incertitude.
Dans Magic, on retrouve:
- Des informations cachées, à la fois dans la composition du deck adverse ET dans la main du joueur… Il joue bleu, mais lui reste-t-il un counterspell en main?
- Du hasard, quelle carte vais-je tirer? Quelle carte mon adversaire va-t-il tirer?
- Une grande complexité analytique: devrais-je contrer cette créature tout de suite ou bien garder mon sort pour une autre plus puissante?
- De l’imprévisibilité dans le comportement du joueur adverse.
- Une incertitude liée à la performance mentale – vous pourriez très bien ne pas voir le coup qui vous permettrait de prendre contrôle du champ de bataille.
Pour ma part, je ne joue plus à Magic depuis longtemps, mais je m’adonne à Star Wars Unlimited depuis sa sortie. Je demeure toutefois en dehors des circuits de compétition, car tous ceux qui les fréquentent surfent sur le ouèb pour connaître les meilleures combinaisons, les stratégies les plus fortes. Et si la discussion sur le méta me stimule au plus haut point intellectuellement parlant, je trouve qu’on se prive d’une grande source de plaisir dans la découverte des stratégies émergentes. Tu t’empêches de ressentir le plaisir de “découvrir” par toi-même une combinaison puissante.
Tu perds toute l’incertitude quand tu sais que ton deck, ou celui de ton adversaire, est le plus fort.
Conclusion
Avant de lire Uncertainty in Games, j’avais déjà lu, dans un autre ouvrage, que “sans incertitude, il n’y a plus de jeu”, une idée qui va dans le même sens que celle de Costikyan. Et j’avoue que je n’arrive pas à contredire cette affirmation. Quand je m’interroge sur ma pratique ludique, quand je revisite des moments de mon enfance à aujourd’hui, j’avoue que si je savais ce qui allait se produire, et je ne parle pas seulement de l’issue de la partie, de qui va gagner, je ne pense pas que je jouerais.
Est-ce que vous, chères auditrices, vous vous engageriez dans une activité libre, non-productive, comme le jeu dont vous connaissez à l’avance tout le déroulé?
Si Costikyan a raison, l’incertitude serait le deuxième élément constitutif des jeux. Le premier étant l’existence d’une règle. Un jeu, pour exister, a besoin d’un règlement, d’une marche à suivre, et d’incertitude.