tartuffe

Ce texte est la transcription de la chronique proposée en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).

Paradoxalement, je “consomme” (ça commence très bien cette chronique !) peu de contenus en lien avec le jeu de société. Je dirais même de moins en moins. Et globalement, quasiment aucun contenu de ce qu’on appelle désormais “review” qui s’articule généralement autour du triptyque : règles, présentation du matériel et du visuel, avis succinct.

Je sais ce que l’on va me dire : #notallreviewers. OK disons que c’est globalement à quoi ressemble une review dans la sphère francophone.

Comme je m’en fous des explications de règles détaillées : une simple description me suffit comme “c’est un deck-building” et je l’avoue j’ai décroché au bout de 10 secondes tellement c’est chiant et souvent mal expliqué.

Comme je m’en fous du matériel si je ne suis pas en train de jouer au jeu, ce qui pourrait m’intéresser le plus c’est le fameux avis.

Et là, dans les avis surtout lorsqu’ils sont positifs – en même temps on ne peut pas dire qu’on croule sous les avis négatifs, et qu’ils soient très bien reçus (j’en sais quelque chose) – on retrouve très régulièrement des arguments communs :

  • ça se joue vite, les parties sont rapides
  • c’est facile à expliquer
  • y a une grande rejouabilité, avec la variante “y a de l’interaction”

La sainte trinité des arguments marketing, qui semblent tirés de fiches produits et qui ont peu à peu pénétré tout le paysage mental des joueuses en faisant d’éléments descriptifs, factuels, des qualités.

Ajoutons à cela la trilogie :

  • si tu n’as pas aimé, c’est parce que tu n’es pas la cible
  • c’est un très bon jeu pour celles qui découvrent le jeu de société
  • de toute façon, aujourd’hui il n’y a plus de mauvais jeux, tous les jeux sont a minima des ok games.

Je propose donc de passer en revue ces fameux éléments de langage pour leur tordre le cou. Je ne parlerai pas de la rejouabilité parce que, oh spoiler, ce sera l’objet de ta propre chronique tant ce sujet est vaste et suscite des réflexions. Quant à l’interaction, je vous renvoie à la chronique proposée dans le podcast Analysis Paralysis en juillet 2024 dont le texte est disponible ici.

Juste pour résumer de façon succincte : l’interaction n’est pas une qualité puisqu’elle existe en réalité dans tous les jeux. En effet, un jeu est un système qui par essence inclut en premier lieu une interaction entre ses règles. Ce sont les joueuses qui, en jouant, mettent en œuvre cette interaction. Le jeu a donc ses propres interactions, ainsi que celles suscitées par les joueuses avec le jeu mais aussi entre les joueuses. TOUS les jeux proposent donc de l’interaction, ce qui change est l’intensité de cette interaction.

J’ai choisi également de passer dans cette chronique sur toutes les considérations exclusivement centrées sur le cosmétique (illustrations, qualité du matériel).

Et je fais grâce du pire, l’argument le plus improbable qui soit : le jeu ne coûte pas cher.

C’est rapide à jouer

Combien de fois entend-t-on comme argument positif sur un jeu “c’est rapide à jouer”.

La rapidité ne constitue qu’une caractéristique du jeu (d’ailleurs c’est globalement une information que l’on trouve sur les fiches signalétiques des jeux lorsqu’on regarde le temps de partie indiqué) et ne renseigne aucunement sur sa qualité.

La rapidité d’un jeu peut être effectivement une information utile, lorsque par exemple on dispose d’un temps restreint pour jouer et que cet aspect devient un critère significatif pour le choix d’un jeu parmi d’autres.

Lorsqu’on réfléchit sous l’angle de la critique d’un jeu, qui s’exprime au regard des qualités intrinsèques d’un jeu, la rapidité est un critère inopérant. Comme on le dit souvent, mieux vaut jouer à un bon jeu de 2 heures plutôt qu’à un mauvais jeu de 10 minutes.

Et même si on combine cette réflexion avec le choix d’un jeu dans un contexte de temps restreint, et bien il y a fort à parier qu’on doit pouvoir trouver un jeu bon et rapide.

En revanche, on peut évoquer le rythme d’un jeu, sa fluidité, son absence de downtime par exemple. Là, on explore déjà des éléments qui parlent de ce que les mécaniques du jeu sous-entendent et des dynamiques qu’elles suscitent au cours de la partie.

C’est facile à expliquer

Facile à expliquer… C’est très relatif ça comme argument. A partir de combien de temps un jeu devient long à expliquer ? 

Et puis, un jeu de plis est très simple à expliquer à des personnes qui ont déjà joué à beaucoup de jeux de plis, beaucoup moins à des néophytes. 

Je suis pourtant la première à râler contre ces jeux “expert” dont les règles sont mille fois trop lourdes et qui nécessitent autant de temps d’explication que de parties (j’ai un souvenir assez ému de cette partie de Voidfall avec Pénélope). Mais c’est souvent parce que cette complexité réside dans plein de petits points de règles pas toujours élégants et dont on doute en jeu de l’utilité.

Il n’y a aucune corrélation entre rapidité des explications et qualité du jeu. Il y a des jeux faciles à expliquer qui sont nuls et des jeux compliqués à expliquer qui sont tout aussi nuls, rassurons-nous. Et inversement pour les bons jeux.

En revanche, il y a probablement plus de corrélation entre épure des règles et qualité du jeu. Mais c’est une autre histoire.

Et surtout, il y a peut-être là une confusion entre mécaniques et dynamiques : certains jeux très épurés ne sont pas si simples à expliquer. Ou plutôt ils le seront mécaniquement mais retranscrire leurs dynamiques, c’est-à-dire ce qui va se produire en cours de partie dans le cadre d’une présentation ou des explications, ne sera pas chose aisée.

Enfin, apprendre fait partie de l’expérience de jeu, pleinement. Plus que rapide à expliquer, une qualité serait que les règles soient en adéquation avec ce qu’on va faire dans le jeu. Rien de pire que les parties dont on ressort en cherchant encore le sens de ce qu’on y a fait (je cherche toujours le sens de Lueur).

TU n’es pas la cible

Cette fameuse cible qui m’évoque systématiquement une image mentale de jeu de fléchettes. Une des réponses qui revient si souvent lorsqu’on exprime qu’on n’a pas aimé un jeu (avec le classique, tu n’as pas dû jouer avec les bonnes règles, tu as mal joué). Arguments qui reviennent à inverser la responsabilité de la mauvaise expérience ludique sur la joueuse plutôt que sur le jeu.

Bien sûr, avec un peu de provocation, on a envie de répondre que l’on est la cible des bons jeux.

Etre la cible d’un jeu sous-entend que ce jeu correspond à vos goûts, que son niveau de difficulté ou sa catégorie correspond à vos attentes. La cible est une vision exclusivement marketing qui revient à se demander pour quel client le produit jeu a été conçu. En utilisant beaucoup de stéréotypes et d’idées reçues.

Pourtant, n’est-il vraiment pas envisageable de reconnaître les qualités d’un jeu, son originalité, une certaine innovation dans ses mécaniques et de ce qu’il parvient à créer entre les joueuses sans se référer à son propre goût ? On peut même imaginer que celles et ceux qui s’expriment publiquement sur les jeux ont suffisamment d’expérience et de recul pour opérer cette distinction.

Émettre un avis, une critique d’un jeu c’est aller au-delà de la simple expression de son goût.

Et parfois penser que quelqu’un qui est la cible aimera nécessairement un jeu calibré pour lui est totalement erroné. Par exemple, j’adore les jeux d’enquête. Je suis donc typiquement la cible de tous les jeux d’enquête qui sortent. Pourtant, je peux vous dire que je joue régulièrement à des jeux d’enquête pas terribles. Je suis la cible mais paradoxalement j’en deviendrais même plus exigeante.

C’est bien pour les noobs

“OK d’accord pour nous (sous-entendu les joueuses chevronnées, c’est pas fou, pas original, pas terrible) mais pour les débutants, les noobs et autres moldus c’est très bien”.

Critiquer ce raisonnement conduit souvent à ce qu’on vous traite de snob ou d’élitiste parce que vous ne seriez pas tolérante avec les “nouvelles” joueuses.

Pourtant, c’est exactement le contraire ! Dire qu’un jeu moyen est bien suffisant pour un débutant, qui pourrait donc s’en contenter (contrairement à un joueur chevronné), c’est très élitiste. Peut-être qu’un débutant ne sera pas en mesure de faire une analyse poussée des mécaniques, de ce qui s’est produit pendant la partie.

En revanche, si on considère que le jeu procure des émotions à l’instar d’une œuvre d’art, on comprend bien qu’il n’est nul besoin de jouer depuis plus de 20 ans pour éprouver de telles émotions. Nous avons toutes la même capacité de nous émouvoir devant le Beau (au sens de l’esthétique, cette discipline de la philosophie qui étudie les perceptions sensorielles procurées par l’art ou la nature).

Je me suis demandée d’ailleurs si cette posture ne venait pas corroborer l’analyse de Bourdieu dans La Distinction sur les goûts : les groupes sociaux se définissent par leurs goûts, ou plutôt en réaction à un certain dégoût à l’égard des goûts des autres. Finalement, considérer que les noobs doivent se restreindre à jouer à Alvéola ou Akropolis pendant que les vraies joueuses jouent à Taluva, c’est perpétuer cette distinction entre deux groupes de joueuses. Or, ne pas être élitiste, n’est-ce pas  plutôt œuvrer pour aussi faire découvrir Taluva aux noobs ?

Le jeu de société est souvent affaire de transmission. Avons-nous envie de faire découvrir aux autres des jeux moyens ou des bons jeux ? Imaginons que vous devez emmener quelqu’un dîner au restaurant pour la première fois et que vous avez envie qu’il soit conquis par cette expérience, vous l’emmenez au McDo ou dans un restaurant gastronomique ?

Aujourd’hui y a plus de mauvais jeux

Pour certains, les seuls mauvais jeux seraient ceux qui ne fonctionnent pas, ceux qui sont défectueux, comme si on parlait d’un appareil d’électro-ménager. Le reste de l’univers ludique serait alors constitué de bons jeux ou des fameux OK games.

Je vais reprendre l’analogie avec un appareil d’électro-ménager, disons un lave-linge.

Si votre lave-linge ne fonctionne pas du tout, c’est clairement un mauvais lave-linge, voire ce n’est pas du tout un lave-linge vu qu’il ne remplit pas sa fonction première. On est d’accord là-dessus.

Maintenant, disons que vous avez un lave-linge qui fonctionne mais qu’il met 6 heures à laver vosvêtements, qu’il les rétrécit, qu’il est bruyant et qu’il consomme beaucoup. Est-ce que vous diriezs que c’est un mauvais lave-linge ou un OK lave-linge ?

Pour ma part, c’est un mauvais linge, quand bien même mes vêtements en sortent propres (ce qui est certes la fonction première d’un lave-linge). Il lave mais mal.

Je sais que je viens de traiter ce point avec une extrême légèreté mais c’est parce qu’en réalité le sujet pourrait être l’objet d’une chronique à part entière tant il y a matière à discuter et à argumenter.

Alors juste pour conclure : oui, les mauvais jeux ça existe encore, je peux vous en fournir une liste parmi ceux sortis récemment (Spellbook, Hidden Leaders, allez je peux en donner encore plein sans aucun été d’âme). Je dirais même heureusement car il faut aussi jouer à des mauvais jeux pour apprécier les bons. Quant aux OK games, ni bons ni mauvais, leur sort est peut-être moins enviable : passée une semaine, ils sombrent dans l’oubli le plus total (d’ailleurs là comme ça aucun nom ne me vient à l’esprit). On se souvient finalement beaucoup plus des mauvais jeux.

Conclusion

Apprécions les jeux pour leur beauté intrinsèque et non parce qu’ils ont le bon format pour jouer avec les collègues sur la pause déjeuner ou avec la grand-mère qui décroche au bout de deux minutes de règles. Et surtout faisons le tri dans les arguments que nous entendons, qui sont là pour nous faire acheter des jeux, auxquels on n’aura parfois (souvent) aucun réel plaisir à jouer, et non pour nous faire ressentir des émotions fortes, belles et originales.

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