Ce texte est la transcription de la chronique proposée en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).
Dans la “vraie vie”, la trahison n’est pas un comportement valorisé socialement. Elle se définit comme un acte de déloyauté délibéré par lequel celui qui trahit détruit la confiance de celui qu’il trahit, souvent en mentant.
L’Histoire est parsemée de traîtres qui ont rarement laissé une image positive d’eux et de leurs actions.
Dans les œuvres de fiction, les traîtres n’ont pas non plus bonne presse. Ils constituent souvent des personnages narrativement intéressants mais suscitent rarement l’empathie des lectrices ou spectatrices : en effet, même si on s’intéresse aux motivations de leur trahison, qui trouvent généralement leurs racines dans la jalousie, la vengeance, la cupidité, la volonté de pouvoir ou de domination, celles-ci constituent des motifs légitimes, qui ne permettent passe de passer outre ce délit moral qu’est la trahison. On peut apprécier ces personnages mais surtout parce qu’on est en droit de les juger.
Dans le domaine du jeu de société, il en est tout autre. De nombreux jeux reposent sur l’existence d’un ou plusieurs traîtres et la trahison devient souvent tout le sel du jeu, son enjeu : le groupe de joueuses sait qu’elle va se produire mais elle ignore de qui elle proviendra voire quand ! Dans certains jeux, ce rôle est même plébiscité (combien de fois avez-vous entendu quelqu’un se plaindre qu’il n’était qu’un simple “Villageois” ?).
Probablement, peut-on y trouver une explication du côté du fameux cercle magique, concept souvent galvaudé qui semble à même de tout expliquer dans les comportements des joueuses par opposition aux comportements humains. Le Cercle magique est ce lieu immatériel évoqué initialement par Huizinga qui définit tant un endroit qu’un moment au cours duquel le jeu se déroule et qui n’est pas exactement le monde réel. Dans ce lieu, la joueuse s’engage mais sans gravité, sans enjeu, ce qui peut lui laisser croire qu’elle s’affranchit de ce monde réel et de ses contraintes, notamment éthiques.
Ainsi, dans des jeux qui poussent justement à la transgression morale que représente la trahison, que reste-t-il de notre responsabilité morale individuelle ?
La trahison, un ressort encadré
Dans la catégorie des jeux à rôles cachés, que l’on qualifie de jeux de déduction sociale, on trouve souvent des jeux coopératifs sur le papier dans lesquels les joueuses devront mener à bien une tâche commune.
La trahison n’intervient pas ici comme un élément mécanique en tant que tel, c’est l’attribution de rôles cachés qui l’est, et la trahison constitue le comportement attendu des joueuses, comportement qui est suscité justement par le fait de donner un agenda secret et une condition de victoire différente, voire en contradiction avec celle des autres joueuses. Pour gagner, celles qui héritent des rôles assimilés à ceux de “traîtres” devront littéralement abuser de la confiance du groupe pour parvenir à leurs fins et l’emporter.
Dans certains jeux, démasquer les traîtres et les empêcher de gagner (en ne se faisant pas identifier et éliminer par la collectivité des joueuses) est l’élément central. On pense évidemment aux Loups-Garous de Thiercellieux et à tous ses dérivés : certaines joueuses disposent d’informations privilégiées (comme la voyante ou la petite fille) et devront en faire le meilleur usage. Si toutes savent que des traîtres sont présents autour de la table, leur identité reste une information particulière dont toutes ne disposent pas. Les traîtres auront intérêt à brouiller les pistes, à manipuler les débats.
Dans d’autres jeux, la présence d’un traître est un élément supplémentaire qui permet de rendre le jeu plus intéressant. Dans Insider, les joueuses doivent avant tout trouver le mot connu du maître du jeu dans le délai imparti ; c’est l’objectif principal. Mais à cela s’ajoute une sorte de mission secondaire : identifier le traître qui pourrait bien les priver de la victoire si le mot est deviné. Et parfois, le fameux Insider n’aura même pas besoin d’agir particulièrement : les joueuses peuvent très bien trouver le mot sans son aide, ce qui rendra l’identification du traître encore plus difficile.
On voit bien que cet élément supplémentaire, ce petit twist, a pour but de susciter des comportements sociaux forts destinés à briser la monotonie apparente d’un jeu. Ainsi, dans Battlestar Galactica, un jeu coopératif dans lequel on doit parvenir à faire sauter la flotte suffisamment de fois pour atteindre Kobol, le véritable sel du jeu repose sur cette part d’identités cachées (qui changent d’ailleurs à mi-partie en accroissant potentiellement le nombre de traîtres) plus que sur le gameplay de base proposé par le jeu (un jeu coop plutôt classique).
Pourtant, dans tous ces jeux, si certaines joueuses trahissent le groupe, c’est parce que c’est le jeu qui le leur impose. Elles ne peuvent pas gagner autrement, elles n’ont pas le choix des modalités de leur victoire. La trahison n’est donc pas une volonté propre mais elle résulte des règles du jeu et des mécaniques mises en œuvre. Les considérations morales des joueuses sont donc évacuées au profit des considérations morales de ce qu’elles incarnent en jeu : trahir le groupe est donc inévitable et devient un nouveau curseur moral inévitable, sauf à jouer battue d’avance. Ces jeux ne suscitent donc aucun dilemme moral : la trahison n’est pas permise à toutes, on naît traître dans ces jeux, on ne le devient pas (à l’exception peut-être de BSG). C’est une volonté quasi-divine, celle de l’autrice du jeu, et un peu du hasard (la distribution aléatoire des rôles) qui fait de vous un traître. Pas de responsabilité de la joueuse dans tout ça, ouf ! Donc pas de questionnement, pas de remise en question de ses actions : elle ne fait qu’obéir au diktat du jeu.
Puisque le jeu les y force, la trahison n’en est donc pas une. Tout comme dans Mito tricher n’est pas tricher puisque c’est exactement ce que le jeu vous permet de faire “légalement”. Certes, le traître va abuser de la confiance du groupe mais c’est son comportement attendu. S’il agissait autrement, ce serait probablement une trahison beaucoup plus forte, à l’égard du jeu et du contrat social qu’il propose entre les participantes. Si quelqu’un, à l’issue d’une partie de The Resistance, se levait et disait “j’étais un Espion mais finalement j’ai décidé d’aider la Résistance”, il y a fort à parier que toutes les autres joueuses se sentiraient trahies d’un tel comportement et qu’elles considèreraient la partie comme fichue.
La trahison, un élément d’équilibrage
D’autres jeux proposent une expérience sensiblement différente car ils n’imposent pas à certaines joueuses de trahir mais laissent cette opportunité à l’ensemble des joueuses. Elles peuvent choisir de gagner toutes ensemble, ou encore de gagner individuellement à la régulière (principalement dans les jeux de négociation). Le jeu fonctionne très bien comme cela, la partie ne sera pas “ratée” mécaniquement si aucune trahison ou coup fourré ne survient.
Pourtant, en laissant cette possibilité, en donnant un avantage potentiel à celle qui se saisit de cette opportunité, force est de constater que l’autrice cherche à inciter les joueuses à trahir. Là encore, c’est une incitation mécanique mais qui donne l’illusion de la liberté.
Ainsi, dans Le Dilemme du roi, les joueuses peuvent passer tout type d’accord entre elles avant la phase de vote. La seule limite posée par la règle du jeu à cette possibilité de trahir cette parole réside en cas d’échange d’argent entre les joueuses. Pour le reste, la règle précise expressément que rien n’oblige une joueuse à respecter un accord ou une alliance promise.
De même, dans Interstellar, une joueuse peut tenter à tout moment de se désolidariser du groupe pour tenter de s’envoler seule vers la victoire. Le jeu devient alors soudainement compétitif, transformant ainsi tout l’équilibre qui s’est créé autour de la table entre les joueuses . Mais si cette joueuse échoue, elle est conduite à rentrer dans le rang, et le cours coopératif de la partie reprend, comme si de rien n’était, enfin presque. Presque parce que cette tentative de trahison va forcément avoir une incidence sur toutes les interactions suivantes, de la partie mais aussi des prochaines.
Dans ces exemples, le jeu ne repose pas intrinsèquement sur la trahison comme dans les jeux à rôles cachés abordés précédemment. Le fait de la proposer aux joueuses est davantage une technique d’équilibrage reposant sur la méfiance qui s’instaure et une certaine intimidation. La potentialité de la trahison suffit.
Aussi, narrativement, cette potentialité contribue à donner aux parties une dramaturgie plus forte car la trahison reste incertaine, imprévue et provoque donc des sensations bien plus puissantes chez les joueuses. Elles ont ainsi l’impression que tout n’est pas complètement sous contrôle, que leurs actions ne sont pas dictées uniquement par les règles du jeu mais aussi par les choix qu’elles font en jeu. Elles ont le sentiment d’être libres, d’exercer leur libre arbitre en choisissant de trahir ou non.
En réalité, il s’agit d’une liberté quelque peu illusoire puisque celle-ci reste bien évidemment encadrée par les règles du jeu qui incitent les joueuses à ce que de telles dynamiques se produisent en cours de partie pour rendre le jeu plus intéressant et provoquer des sensations fortes.
En effet, chez les théologiens (dont Saint Augustin), le libre arbitre existe avant tout pour justifier que si l’homme agit mal, c’est de son propre fait et ce n’est pas imputable à Dieu. A l’opposé, le libre arbitre est illusoire parce qu’on ignore souvent les raisons qui poussent à agir (chez Spinoza) et parce que ces causes sont plurales (chez Nietzsche). Ainsi, même l’acte gratuit, celui qui serait sans cause, est en réalité causé par une volonté de défi (tel le personnage des Caves du Vatican de André Gide qui décide de tuer quelqu’un au hasard, juste pour se prouver qu’il est libre). Or, vouloir à tout prix prouver cette liberté est déjà une preuve de son absence ; au contraire, ne pas exercer sa liberté d’agir serait peut-être la plus grande forme de liberté.
Trahir en toute impunité ?
Les joueuses sont donc là encore conditionnées à trahir ou à essayer de le faire, ce qu’elles acceptent inconsciemment parce que le jeu leur impose et consciemment parce qu’elles considèrent qu’elles n’en paieront pas le prix social, tout se passant en jeu et donc en dehors du monde réel.
Néanmoins, on sait bien que que le jeu n’est pas totalement isolé du monde et que le cercle magique ne prémunit pas d’une certaine porosité entre jeu et hors jeu. Trahir en jeu peut donc avoir des conséquences qui débordent le simple cadre de la partie et qui renvoient alors la joueuse à sa responsabilité.
En premier lieu, les comportements adoptés au cours d’une partie ont une influence sur le déroulé de parties ultérieures. Ce qui va revêtir de l’importance, plus que la trahison elle-même, c’est la façon dont cette trahison va s’incarner au cours de la partie.
On se souvient que dans une partie précédente cette joueuse a utilisé tel élément rhétorique, telle technique de manipulation. On guette ses faits et gestes à la recherche d’un indice basé sur une expérience précédente. On en tire même des lois qui défient la probabilité (« non mais de toute façon c’est toujours toi qui a le rôle du traître« ).
Et puis, il existe des retournements de situation en jeu, des actes de trahison, qui laissent des traces au-delà du simple temps de la partie. Des situations dans lesquelles, malgré le contrat social initial passé entre les joueuses, les émotions ressenties en cours de jeu sont trop violentes pour être circonscrites à son seul cadre.
N’avons-nous jamais entendu ces anecdotes de gens qui s’étaient fâchés suite à une partie de Diplomacy ou qui avaient divorcé après une partie de Intrigue ? Au-delà de ces cas extrêmes, il est évident que la porosité existe entre les moments de jeu et le reste de l’existence. On peut intellectuellement dissocier ces phases de notre vie mais il paraît présomptueux de se croire capable de dissocier nos émotions.
Par conséquent, le jeu et ses règles ne nous exonèrent pas totalement de notre responsabilité : certes, nos motivations sont issues d’une pluralité de causes mais pourtant nous en restons responsables lorsque dans un jeu nous incarnons le traître et devons mettre en œuvre mensonge et manipulation pour l’emporter. Ou encore lorsque nous choisissons de ne pas respecter notre parole pour maximiser nos chances de victoire.
Nous gardons la liberté et la responsabilité de choisir comment trahir.