Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).
C’est sans doute en fréquentant les forums ou les avis de Tric Trac que je suis tombé pour la première fois sur des remarques du genre “Avec le bon groupe, ce jeu peut être bien amusant”.
J’ai oublié de quel jeu on discutait, mais imaginons un jeu d’ambiance ayant connu son petit succès à l’époque, comme Oui, Seigneur des ténèbres.
Pour information, dans ce jeu, vous incarnez les sbires du Seigneur des ténèbres et vous devez narrer, expliquer à ce dernier pourquoi vous avez encore une fois échoué dans la mission qu’il vous avait confiée… et surtout mettre la faute sur le dos des autres. C’est donc essentiellement un jeu d’improvisation, de discussion.
En lisant ceci, j’ai d’abord acquiescé. “Ah oui, c’est vrai que le jeu Oui, seigneur des ténèbres, avec des gens qui aiment l’improvisation, qui se foutent de gagner ou perdre, qui prennent un petit verre de trop, c’est vraiment drôle.”
Et pendant longtemps, je n’ai pas questionné le besoin du bon groupe, des bons joueurs, pour ce type de jeux, parce qu’elle coule de source. Mais avec le temps, je me suis rendu compte qu’on réservait ce genre de commentaire à des jeux de communication ou d’ambiance… et jamais à des jeux de stratégie.
On entendait jamais, à la même époque, “Ah ouais, Puerto Rico, Caylus ou Agricola, avec les bonnes joueuses, ça peut être vachement amusant!”
Et ça m’a profondément agacé, parce que pour jouer à Age of Steam, il faut aussi les bons joueurs. Un groupe prêt à ingérer des règles complexes, s’asseoir et rester concentré plusieurs heures, tolérer un matériel d’un goût plus que discutable et accepter la possibilité d’avoir perdu après deux tours de jeu! Bref, une faune que l’on ne croise pas à tous les coins de rue, loin de là…!
J’ai compris que ça créait une forme de hiérarchisation implicite plutôt malsaine.
D’abord, le faux corollaire
Si on mentionne que certains jeux ont besoin du bon groupe, ça implique que d’autres n’en ont pas besoin. Sinon, on ne prendrait pas la peine de le dire, à moins d’aimer les tautologies.
On sous-entend que certains jeux sont amusants avec tous les joueurs, tous les groupes. Certains jeux sont si bons (!) qu’ils n’ont pas besoin de conditions qui leur sont externes pour bien fonctionner. Et certains jeux ne sont que modérément bons, car ils ont besoin de conditions externes pour bien fonctionner… Ce qui est faux !
Origine du problème : homophilie ou homogénéité en ligne
Sur un forum de jeux de société, on rencontre… des amateurs de jeux de société.
Mais pas de tous les types. Surtout ceux qui aiment les jeux de stratégie.
Parce que les joueurs dont les goûts ludiques se limitent à du Imagine de Cocktail Games, Dobble et autres Loups-garous n’y viennent pas. Où s’ils y viennent, ils ne trouvent peut-être pas d’écho à leurs intérêts chez les autres joueuses et repartent assez vite.
Et donc par un glissement de sens, par une synecdoque (prendre la partie pour le tout), l’inverse de la métonymie, on en vient à penser que pour être une vraie joueuse, il faut aimer les jeux de stratégie. Et qu’on n’a pas besoin d’aimer les jeux d’ambiance. Et que toutes les joueuses aiment les jeux de stratégie.
Et on en arrive à des aberrations comme Jason Schneider, qui, malgré plus de 15 ans à travailler chez Gamewright, un éditeur important aux USA, derrière des jeux comme l’Île et le Désert Interdits, ne se considère pas comme un vrai joueur, parce qu’il n’aime pas Terraforming Mars (et tous les jeux de plus d’une heure!). Cet homme joue presque tous les jours de sa vie, mais ne se considère pas “like a gamer”. Pourquoi donc ? Parce qu’il n’aime pas les jeux que ceux qui s’autoproclament joueurs aiment.
Je me permets un peu de psychologie à cinq sous:
L’envie de jouer à Top Ten ou Telestration se retrouve moins souvent chez les utilisateurs de Board Game Geek. Je ne clame pas son absence, juste le fait qu’elle est moins … universelle que pour les jeux de stratégie. Et donc on pourrait facilement avoir l’impression qu’il faut un groupe particulier, rencontré moins fréquemment, pour jouer à un jeu comme Oui, Seigneur des ténèbres avec plaisir.
Cette pensée nie le facteur humain, le vivant
a) On oublie qu’on joue toujours en contexte :
- Le nombre de joueurs
- La place sur la table
- Le taux d’alcool
- L’éclairage
- L’heure
- La fatigue
- Le jeu joué avant celui-ci
- La langue dans laquelle on joue (je peux difficilement jouer à un jeu où la parole joue un rôle important, comme les jeux de négociation, d’improvisation où à identité secrète dans une autre langue que le français).
Ce sont des facteurs humains, de groupe, dont dépend hautement le succès d’une expérience ludique !
b) Cette pensée occulte l’interaction entre les personnes à table
Gertrude m’horripile.
Gérard part se chercher un verre juste quand c’est son tour.
Jean-Michel prend 3 minutes pour jouer un coup à Aventuriers du rail !
Justine qui, constatant qu’elle a perdu (souvent à tort), se plaint tout le long ou décide de bousiller la partie de son voisin plutôt que d’essayer de faire au mieux.
Gaston qui joue exactement le coup que lui dit de faire sa nouvelle copine pour qu’elle gagne.
Et le pire… le pire ! Votre humble serviteur… L’éditeur qui s’exaspère et qui gâche votre plaisir en nommant tous les défauts d’édition du jeu que vous venez d’acheter ! Mes excuses à mon ami Maxime.
c) On oublie que des deux conditions nécessaires pour jouer à un jeu, c’est-à-dire la capacité d’y jouer et l’envie d’y jouer, c’est la dernière qui importe le plus !
Mes 20 ans dans le milieu du jeu de société et les milliers de personnes que j’ai faites jouer me portent à croire qu’il s’avère plus difficile de faire jouer une personne qui n’en a pas envie qu’une personne qui ne comprend pas bien les conséquences de ses choix dans une partie de Salade 2 points.
Un de amis s’extasie sur Magic et Terraforming Mars. Mais il préférera s’abstenir de jouer à Dixit ou d’autres jeux de devinette. Il en a la capacité, mais pas l’envie.
À l’opposé, ma soeur, ingénieure, sans fausse modestie une femme au QI plus élevé que le mien, ne trouve pas de plaisir dans les jeux plus compliqués que Splendor. Et par conséquent, si on la force à jouer à 7 Wonders, nous ne passons pas un bon moment. Elle a la capacité d’y jouer, pas l’envie. Oui, même un jeu aussi “enfantin” que 7 Wonders est trop compliqué pour ses goûts.
Daniel Pennac ouvre son essai Comme un roman, qui porte sur la lecture, en disant ceci : Le verbe lire ne supporte pas l’impératif. Aversion qu’il partage avec quelques autres: le verbe « aimer »… le verbe « rêver »… On ne peut forcer quelqu’un à lire, à aimer, à rêver.
À cette liste, j’ajouterais le verbe “jouer”
On peut plus facilement apprendre quelque chose à quelqu’un que lui en donner envie. C’est pourquoi ça prend toujours le bon groupe pour jouer. Un groupe avec la capacité ET l’envie de jouer.
Je serai bon joueur, je vais concéder quelques contre-arguments.
Les jeux de stratégie familiaux, Splendor, Aventuriers du rail produisent des expériences plus uniformes d’une partie à l’autre… si on y joue tel que la règle l’oblige. Donc qui dépendent peut-être moins du groupe.
Une partie de Qwirkle ressemble beaucoup à une autre partie de Qwirkle. Bien plus que deux parties de Comment j’ai adopté un gnou!
Mais ceci ne vaut, je le répète, que si on y joue tel que la règle le stipule. Ça ne se produit pas toujours ! Surtout pas avec des joueurs qui n’ont pas envie de jouer à ce jeu. J’ai vu des gens tricher, se tromper, râler, quitter, bref, tout faire pour bousiller la partie du jeu dont ils n’avaient pas envie et qu’on les a forcé à entreprendre, sous prétexte que “c’est tellement un jeu simple, tu vas voir” ou encore “tout le monde aime ce jeu”.
Je concéderai aussi ceci… Ça vient de Manuel Sanchez, directeur du Scorpion Masqué.
On s’attend des jeux légers, des jeux d’ambiance, d’être justement accessibles à tous, parce qu’on les utilise quand nous sommes en présence d’une foule significative et qu’ils ont peu de règles.
On ressent peut-être davantage le contraste entre le fantasme, l’universalité espérée du jeu pour tous, et le réel : le besoin d’un bon groupe.
C’est d’autant plus “risqué” de sortir ces jeux, car dans un grand groupe on risque plus d’avoir une personne mal à l’aise avec le type de jeu. Et avec plus de personnes autour de la table, il y a forcément plus de chance d’y avoir une personne réticente.
Une expérience de jeu dépend toujours des joueurs autour de la table.
Tous les jeux ont besoin du bon groupe pour être amusant. Pas seulement certains.
Ça prend la capacité et l’envie de jouer. Le seconde l’emportant sur la première, à mon humble avis.
L’analyse de ce genre de mythe nous permet de mieux comprendre nos biais, et nous en apprend sur le genre d’humain que nous sommes.