21 novembre 2024
6b5ce57f83c2222b84aa4e880636574f_original
La lecture politique et économique de Root a-t-elle une portée sur notre rapport au jeu ?

Cette chronique a été proposée dans le podcast Analysis Paralysis diffusé en mai 2024.

En 2018, est sorti un jeu de Cole Wehrle qui a pas mal fait parler de lui, Root, édité en 2018 par Leder Games (localisé en France par Matagot). Illustré par Kyle Ferrin, Root est une jeu dérivé du wargame dans lequel les joueuses prennent chacune la tête d’une faction animale et s’affrontent au cœur d’une forêt. Sous forme d’une course aux points, chaque joueuse va mettre en œuvre les particularités de sa faction pour l’emporter.

Root a marqué l’univers ludique par la forte asymétrie qu’il propose entre ces factions. Il ne s’agit pas d’une asymétrie limitée à des pouvoirs ou capacités spéciales comme on la connaît dans de nombreux jeux mais une véritable asymétrie de gameplay puisque, si certaines des actions proposées sont communes, d’autres sont exclusives à chaque faction ainsi que la façon dont elles marquent des points.

On distingue ainsi, pour les factions principales :

  • la Marquise de chat qui doit collecter des ressources et construire des bâtiments comme dans un jeu de gestion,
  • la Dynastie de la Canopée des Rapaces qui doit programmer ses actions au moyen de cartes en veillant à ne pas se retrouver bloquer,
  • le Petit peuple de la forêt qui doit remporter des attaques éclairs dans la forêt,
  • le Vagabond qui lui arpente seul les clairières et sentiers, résolvant des quêtes, fabricant des objets pour les revendre, et créant des alliances parfois éphémères,
  • les Lézards, qui convertissent les autres unités à leur culte et construisent des jardins dans les clairières de la forêt,
  • et enfin les Castors, la Compagnie de la rivière, qui développe ses comptoirs pour commercer et proposer des mercenaires aux autres factions. Et bien sûr, toutes ces factions pourront se taper dessus même si le combat nʼest pas le cœur du jeu.

Dans son carnet d’auteur, Cole Wehrle a largement expliqué que Root était inspiré de la situation politique de l’Afghanistan en 1820. Thème que l’auteur a également utilisé dans la seconde édition de Pax Pamir.

Root est donc un jeu éminemment politique dans ses influences, son propos, son message. On peut même transposer sans beaucoup dʼeffort dʼextrapolation les forces en présence dans la forêt à la situation politique de la fin du XIXème siècle en Europe.

En effet, l’objectif et le fonctionnement de la Marquise de Chat l’associent assez naturellement à la vision du capitalisme en essor avec l’avènement de grands industriels. La Dynastie de la Canopée évoque l’aristocratie européenne vieillissante, dépassée par les évolutions économiques et tentant de s’accrocher à un restant de pouvoir.

Le Petit peuple de la forêt peut être vu comme les défenseurs du Prolétariat, dominé économiquement et politiquement par les autres factions, tentant de se mobilier et d’inverser le rapport de force, souvent de façon éphémère. Politiquement, le Petit peuple de la forêt peut s’apparenter à une incarnation du foquisme qui est une théorie de guerre révolutionnaire formulée par Che Guevara et Régis Debray (dans le foquisme, la lutte contre l’impérialisme implique une adhésion progressive des populations et notamment des paysans, sans besoin de passer par une étape préalable de création dʼun parti révolutionnaire organisé). Une autre incarnation du foquisme est l’action de Robin des Bois.

Le Peuple Lézards représentent la figure traditionnelle de la religion. Les Castors sont quant à eux une incarnation de la petite bourgeoisie commerçante, n’ayant pas les moyens de lutter dans la même catégorie que les Chats ou les Rapaces mais tentant de profiter des aspirations offertes par ces deux factions.

Quant au Vagabond, il renvoie un peu à l’Homme pris dans son individualité, perdu dans un monde en pleine transformation, une sorte de Héros parfois opportuniste. Partant de cette seconde grille de lecture des factions de Root, on peut voir également dans ce jeu une matérialisation des rapports et luttes économiques entre les différentes classes car dans Root le déséquilibre entre les factions est assumé et exprimé par la très forte asymétrie, qui va à l’encontre de ce que recherchent souvent les joueuses idéalement.

En effet, et notamment dans les jeux de gestion, les joueuses apprécient le contrôle, l’absence de hasard et aiment à croire que chacune débute la partie avec les mêmes chances de départ, permettant ainsi d’attribuer la victoire à la seule compétence qui sera déployée pendant le jeu. Combien de fois avons- nous entendu des débats visant à répondre si tel ou tel jeu est suffisamment équilibré, si tel ou tel pouvoir n’est pas cheaté, ou encore qu’il ne faut pas jouer avec l’un des plateaux des Châteaux de Bourgogne parce qu’il accorde à sa détentrice un trop grand avantage de départ.

Comme en matière d’économie, ces principes constituent un idéal du modèle du jeu de gestion sans hasard, dans lequel on démarre toutes avec les mêmes chances, le même accès aux actions disponibles, aux ressources, aux contrats.

Ces aspirations relèvent en réalité d’un modèle, que l’on peut comparer au plan économique, à la théorie du marché de concurrence parfaite. Cette théorie (parfois désignée concurrence pure et parfaite) a été formalisée par les économistes libéraux comme un modèle idéal qui permet de maintenir l’équilibre sur tous les marchés. Elle se caractérise par :

  • une forte atomicité des opérateurs sur le marché : ils sont en grand nombre, aucun n’ayant une position dominante lui permettant d’imposer des conditions particulières (c’est l’inverse du monopole),
  • l’homogénéité des produits échangés sur le marché : ils sont interchangeables et ne peuvent être différenciés (s’opposant ainsi à tout ce qui relève du domaine du marketing comme de l’attachement à une marque),
  • la fluidité : il n’existe aucune barrière d’accès au marché (pas de protectionnisme),
  • la libre circulation des facteurs de production (capital et travail) : ces facteurs se dirigent naturellement vers les marchés sur lesquels la demande est forte,
  • la transparence de l’information : les opérateurs ont une connaissance complète de tous les facteurs signifiants sur le marché.

Cette théorie, qui n’est qu’un modèle économique, est souvent acceptée comme une réalité, un idéal vers lequel tendre. Tout comme l’absence de hasard, l’égalité des chances de départ, l’équilibre des pouvoirs, le même accès aux actions disponibles constitue un modèle du jeu de gestion.

Peut-être qu’un des propos de Root est donc de remettre en question, consciemment ou pas, ce modèle en proposant une vision différente des équilibres en présence par l’expérimentation d’une simulation de pouvoirs politiques et économiques qu’on appréhende de façon empirique, par le jeu, sans que cela soit le propos évident du jeu. Ce sont ses mécaniques qui nous le font ressentir, d’une façon probablement plus subtile que s’il s’agissait du propos déclaré du jeu (par comparaison avec des jeux dont c’est le sujet même, comme Hegemony par exemple).

En effet, Root, dans sa philosophie et son game design, vient briser le modèle du jeu de gestion traditionnel en faisant ressentir aux joueuses que la réalité est toute autre qu’une égalité de départ, des actions et des objectifs. Comme dans tout système politique ou économique, Root, avec son système de factions et de gameplay asymétriques, nous rappelle que non les forces en présence ne sont jamais dans des conditions identiques. Ainsi, en début de partie, les Chats sont déjà très implantés dans les clairières. De même, si toutes les factions peuvent en théorie se déplacer, les déplacements ne se font pas avec la même liberté ou facilité.

Et surtout Root nous rappelle que chaque groupe politique n’a pas les mêmes objectifs ni les mêmes possibilités d’agir, c’est en ce sens que l’asymétrie des factions prend tout son sens car elle ne se limite pas à un pouvoir spécial, non elle impacte l’ensemble des actions que l’on va pouvoir effectuer. Certes, dans le jeu, pour gagner, toutes les joueuses ont pour objectif d’atteindre 30 points, mais ce système de points n’est qu’une traduction en jeu des actions qu’elles vont effectuer. En réalité, on perçoit qu’une partie de Root pourrait se poursuivre à l’infini, comme les luttes politiques qui ne s’achèvent jamais.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *