Cette chronique a été proposée dans le podcast Analysis Paralysis diffusé en décembre 2023.
Mais oui qui est BoB ? Alors je vous rassure il ne s’agit pas du prénom du crush américain de mes 17 ans, rencontrée sur une plage californienne où on fumait plus de la weed qu’on ne faisait du surf. Non, non, BoB n’est pas une personne mais un système de jeu de rôle dont BoB est l’acronyme de Belonging Outside Belonging.
OK, avec ça on n’est pas forcément plus avancé. Avant de parler plus en détail du BoB, je vais me permettre un petit détour.
Beaucoup de systèmes de jeux de rôle traditionnels fonctionnent avec la création de personnages qui disposent de caractéristiques (comme dans Donjons & Dragons) ou de compétences (dans L’Appel de Cthulhu), et c’est au moyen de jets de dés que l’on va résoudre les actions entreprises par les joueuses. Bien sûr, on ne résout pas TOUTES les actions par un jet de dés mais les actions dont la réussite présente une incertitude.
Dans une volonté de rendre les aventures vécues par les joueuses plus narratives, d’autres systèmes sont apparus et notamment en 2010 le PBTA (Powered By The Apocalypse) issu du jeu de rôle Apocalypse de D. Vincent Baker : dans ce système, on trouve toujours des dés et une meneuse (appelées MC), mais celle-ci a un agenda (un agenda désigne des enjeux que la MC va proposer aux joueuses pour faire avancer l’histoire). Les joueuses incarnent des personnages définis selon des archétypes et disposent d’attributs mais aussi d’actions spécifiques, appelées Move, qui sont en fait des règles de jeu spécifiques qui se déclenchent par la fiction créée par les joueuses.
Par exemple, si l’on a le Move Do something under fire, on roulera le dé 10 en ajoutant le bonus procuré par l’attribut adéquat (ici Cool, la capacité à rester calme). Et selon le niveau du résultat obtenu, la narration en sera influencée (toujours pour l’exemple : à 10 ou plus c’est une réussite, entre 7 et 9, le personnage hésite, recule et le MC peut lui offrir une autre solution, en deça c’est un échec).
Par ailleurs, l’univers dans lequel les joueuses évolueront est construit en collaboration avec la Meneuse lors d’une séance préliminaire en se basant non pas sur un univers préétabli complètement construit ou un scénario préécrit mais sur des directives générales, prenant en compte les attentes des joueuses. La MC est là pour cadrer les différentes scènes et relancer la fiction en se plaçant au service des joueuses, pour faire briller leurs personnages. Et ce sont les joueuses qui construisent l’histoire. En cela, le PBTA s’inscrit dans les jeux de rôle dans lesquels le contrat social préalable revêt énormément d’importance.
L’idée était donc de rendre plus roleplay, plus narrative, la résolution des actions. Beaucoup de jeux de rôle ont repris ce système, plus ou moins devenu mainstream. Parmi ces jeux, on trouve un jeu un peu plus à part créé par une autrice fascinante, Avery Alder. Et on verra un peu plus tard dans cette chronique que c’est cette même Avery Alder qui a créé le système BoB. Avery Alder a designé en 2012 un jeu propulsé par l’Apocalypse (reprenant donc le système PBTA) : Monsterhearts. Au passage, précisons que la v2 de ce jeu, qui actuellement n’est disponible qu’en anglais, a été proposée récemment en financement participatif par Lapin Marteau.
Monsterhearts puise ses inspirations thématiques dans Buffy contre les vampires, Twilight et d’autres œuvres qui mêlent préoccupations adolescentes et univers surnaturels, la modification du corps, l’éveil à la sexualité, étant des thèmes explorés par le jeu.
Monsterhearts est un jeu résolument revendiqué comme queer par son autrice dans lequel on trouve ses préoccupations en tant que créatrice, au plan mécanique comme au plan thématique. En effet, Avery Alder est résolument militante : elle se définit comme voulant apprendre comment construire des communautés saines, réparer les relations, libérer l’imagination et échapper aux emprises du capitalisme (source : le site de Avery Alder).
Puis en 2013, Avery Alder a proposé un jeu encore plus radical dans son système et ses intentions : Dream Askew, dans lequel elle pose les bases du BoB, système qui sera ensuite repris par d’autres auteurs et autrices de jeu de rôle.
Dream Askew se déroule dans un univers post-apocalyptique dans lequel les joueuses incarnent des personnes marginalisées qui vont essayer de reconstruire une communauté. On comprend rien qu’au pitch que le jeu réunit des éléments thématiques chers à Avery Alder : des personnes en marge de la société, cette société étant justement frappée par l’apocalypse, permettant à ces personnages de justement fonder autre chose, une communauté plus saine, bienveillante, dans laquelle on prend soin les unes des autres.
Cette notion de communauté, de groupe bienveillant dans lequel nos actions doivent prendre en compte les autres joueuses se retrouve dans la plupart des contextes de jeux BoB auxquels j’ai pu m’intéresser. Et le système de jeu mis en œuvre par Avery Alder est au service de cette thématique.
Le BoB initié par Dream Askew est une variation de Apocalypse World, mais une variation en profondeur.
J’ai utilisé un raccourci pour décrire le BoB en disant que c’était un jeu sans MJ ou MC. A noter qu’un jeu comme Fiasco, sorti en 2009 et créé par Jason Morningstar proposait déjà de jouer sans MJ (et sans scénario). Et en France, outre Alice is missing qui a cartonné en 2022, on a également eu la possibilité de découvrir le travail d’une autre autrice exceptionnelle (elle aussi canadienne), Alex Roberts, avec Pour la reine proposé par Bragelonne Games. Dans le BoB, cette absence de Meneuse est partiellement fausse puisqu’en réalité toutes les joueuses vont endosser ce rôle. C’est à dire qu’elles vont à la fois incarner leur personnage mais aussi contribuer à décrire l’univers, le contexte, le décor dans lequel ces personnages évoluent. Les joueuses forment donc une communauté tout comme leurs personnages.
En miroir à Dream Askew, on trouve également Dream Apart de Benjamin Rosenbaum qui propose d’évoluer dans la communauté formée par les habitants et habitantes d’un shtetl, c’est à dire en yiddish un quartier juif, au XIXème siècle. Le jeu se teinte également de fantasy car il propose également d’explorer le folklore juif. Là encore, les joueuses pourront incarner des archétypes mais aussi les Contextes dans lesquels leurs personnages évoluent.
Les deux jeux ont d’ailleurs été proposés ensemble lors d’un financement participatif.
Les personnages sont au cœur de ces jeux et le but, si on veut absolument en trouver un, est de développer les interactions entre eux pour favoriser la création de la Communauté. Les Move du PBTA sont simplifiés à l’extrême afin que la construction narrative collaborative ne soit pas entravée par des jets de dés et leurs résultats aléatoires. Les joueuses vont donc disposer d’actions de base que leurs personnages réussissent toujours. Mais afin de créer des enjeux narratifs, de la tension et des émotions, elles auront également à leur disposition deux autres catégories d’actions :
- des actions qui mettent leurs personnages dans une situation de faiblesse, qu’elles peuvent choisir de faire librement ;
- des actions qui impliquent que leurs personnages se dépassent et qu’elles ne pourront pas faire sans aide.
Et c’est là qu’intervient le système de jetons : en acceptant de se mettre dans des situations de faiblesse (définies selon leur archétype), les joueuses gagneront des jetons qu’elles pourront ensuite dépenser pour réaliser des actions qui leur sont en principe inaccessibles. C’est donc pour les joueuses un mouvement de balancier à trouver, ce qui permet de créer des “intrigues”, des épreuves, des situations à résoudre.
On retrouve ce système d’actions faibles et d’actions puissantes dans d’autres jeux qui s’inspirent du BoB, notamment Before the Spire Falls un jeu de Kaylie et Loren Ponder, dont une traduction française a été réalisée par Gaël Sacré.
Et l’interdépendance entre les personnages est également favorisée car faire une action qui met en lumière un autre personnage permet également de gagner un jeton. C’est en cela que ces jeux prônent la bienveillance puisque chaque joueuse est incitée mécaniquement à jouer pour être au service de la narration mais aussi des autres personnages. Ce système se retrouve notamment dans la tétralogie Les Couleurs de l’amitié de Melville Tilh-Plunvenn qui proposent des expériences mélancoliques et nostalgiques autour d’un road trip en van ou encore du deuil.
Dans le BoB, les joueuses vont également déterminer dans la phase préparatoire des relations préexistantes entre leurs personnages. On retrouvait cet aspect de la création de l’univers dans le PBTA, et, par exemple, dans Dungeon World c’est en faisant avancer ses relations, que l’on résolvait ses relations avec les autres personnages que l’on pouvait acquérir de l’expérience. Pour celles qui ont joué à Alice is missing de Spenser Starke, un jeu qui reprend fortement des aspects du système BoB, ce n’est pas un élément inconnu car c’est un des passages obligés de la phase de création préalable à la partie.
Les joueuses vont également jouer, en plus de leurs personnages, des éléments de Contexte, des Cadres. Elles vont donc alterner entre les deux tout au long de la partie. Chaque joueuse est donc amenée à incarner le décor, les enjeux, certains aspects de l’univers en se mettant au service des autres personnages. Chacune peut se voir attribuer un contexte fixe ou s’en emparer quand cela lui semble approprié. Dans Même les monstres ont un cœur de Peggy Chassenet et Khelren, ce rôle est assimilé à celui d’un réalisateur qui propose une scène à jouer aux autres participantes, mettant l’accès sur la dimension cinématographique du jeu, vu comme une succession de scènes par lesquelles la narration commune va avancer.
Dans L’Insurrection, toujours de Melville, ce concept est encore plus poussé car les joueuses vont pouvoir choisir d’incarner non pas des personnages à proprement parler mais des Emprises définies comme les grands types de forces en présence (en lien avec le thème du jeu qui propose de parler de révolte, de rébellion, de révolution). Les joueuses pourront donc être l’Ordre, le Peuple, le Pouvoir.
Cette volonté de proposer de jouer autre chose qu’un Personnage vise donc à intensifier l’expérience narrative en laissant carte blanche aux joueuses pour créer leur univers et se répondre. Pas étonnant que l’on trouve donc des jeux de rôle pour 2 dans cette mouvance : La Clé des nuages de kF où les joueuses incarnent respectivement le Mage et l’Image, ou encore Aori de Gaël Sacré qui met en scène une Voyageuse et son Guide (l’univers étant construit par les joueuses au moyen de mots déterminés dans des tables aléatoires).
Toutefois, dans ces jeux, une joueuse endosse également souvent le rôle de Modératrice, de Facilitatrice ou encore de Guide. Elles jouent au même titre que les autres mais ont également pour mission de s’assurer du bon déroulement du jeu, de simplifier l’accès au jeu ou encore de gérer certains aspects particuliers du jeu. Ainsi, la Modératrice dans Alice is missing aura un travail certes léger de préparation ou encore dans Wanderhome un jeu de Jay Dragon la Guide devra gérer les quidams (les PNJ) et les coins (lieux où s’établissent les personnages des joueuses).
Un autre point clé du BoB est l’accent mis sur la sécurité émotionnelle des joueuses qui doit toujours être assurée, parce que la bienveillance entre joueuses est au coeur du dispositif. Ces jeux recèlent de conseils et de recommandations à cet effet : prendre son temps, faire des pauses, ne pas hésiter à poser des questions. Dans la phase préparatoire, une étape où l’on détermine les voiles et les filtres est souvent prévue : on va dire expressément les sujets que l’on ne veut pas voir aborder et ceux qui peuvent juste être mentionnés sans que le groupe ne s’y attarde. Enfin, un système de X-Card est désormais toujours mis en place (pour mémoire, la X-Card a été inventée en 2013 par John Stavropoulos).
Certaines personnes râlent sur cet aspect en considérant que ces jeux prennent trop de pincette. Pourtant, la sécurité émotionnelle est d’autant plus importante dans les BoB car les jeux proposent d’aborder des thèmes et problématiques souvent plus intimes que certains jeux de rôle traditionnels (je parlais précédemment du sujet du deuil qui est au centre de Se souvenir de Novembre dans l’une des quatre propositions des Couleurs de l’amitié). Et aussi, parce que ce sont des jeux qui font peut-être plus appel à nos émotions personnelles, car on peut être tentée de puiser dans notre propre histoire pour alimenter la narration.
Le BoB est donc un système de jeu de rôle qui se caractérise par une démarche plus narrative que certains jeux traditionnels. Le jeu est au service de l’imaginaire des joueuses et de leur construction commune. Le dé utilisé comme outil de réussite ou d’échec des actions, avec ce que cela comporte d’aléa, est exclu au profit d’un système dans lequel les joueuses décident délibérément d’échouer (faire une action faible) ou de réussir (réaliser une action forte en dépensant un jeton. Ainsi, aucun événement imprévu exogène aux joueuses ne peut venir casser la narration. En ce sens, les jeux recourant au système du BoB peuvent être perçus comme très adaptés à des débutantes puisqu’ils sont moins mécaniques, moins punitifs et ne nécessitent pas des heures de préparation. Bien sûr, ils impliquent également un investissement personnel très fort et intense.
Il enthousiasmera certaines joueuses et en en rebutera d’autres. Tout dépend de ce que vous attendez d’une expérience de jeu de rôle. Attentes qui peuvent varier d’une partie à l’autre, d’un jour à l’autre. Et définir ces attentes avant de commencer à jouer s’inscrit dans l’idée de contrat passé entre les différentes joueuses. En tant que joueuse, je ne peux que vous conseiller de tenter l’aventure au moins une fois.
Personnellement, ayant déjà expérimenté un jeu de rôle sans dé (je ne me souviens plus du nom, mais il s’agissait d’un huis-clos dans un vaisseaux spatial) c’est une expérience que j’ai trouvé vraiment géniale ! Par contre, la réussite de ce type de partie dépend vraiment des joueuses, si une personne ne donne pas le même niveau d’implication dans la progression de l’histoire, ou n’est pas assez impliqué dans la progression des relations entre les personnages (c’est le centre de ce type de j’ai l’impression) ça peut très vite floppé. De plus, ça demande une capacité de proposition narrative assez grande (plus le background sera fournit plus ça simplifiera cet aspect d’ailleurs)car sinon le reste du groupe se retrouvera avec une joueuse à toujours tirer dans les intrigues, ça peut gâcher une partie du plaisir.
Mais pour ma part ça ne fait aucun doute, quelque soit le système du jeu, si le niveau d’implication des joueuses est trop différent, ça risque d’être moins agréable pour les plus motivées !