Cette chronique a été proposée dans le podcast Analysis Paralysis diffusé en octobre 2023.
Parmi les jeux adaptés à la configuration à deux joueuses, on trouve notamment une catégorie de jeux d’affrontement désignée sur le site BGG comme two players fighting games. Il s’agit de jeux à forte interaction puisque l’objectif sera de réduire son adversaire à néant, soit en réduisant ses points de vie, soit en atteignant avant elle un enjeu quelconque (comme par exemple forger 3 clés). Le mode de victoire relève de celui de la course puisqu’il faut faire quelque chose, parvenir à un objectif, avant son adversaire, et donc plus vite. Et pourtant le coeur de ces jeux est ailleurs et ils ne procurent que rarement des sensations de jeu comparables à celles créées par les jeux de course.
Le plus emblématique de ces jeux est probablement Magic The Gathering, jeu sorti en 1993 conçu par Richard Garfield, qui continue 30 ans plus tard à constituer la référence ultime en la matière. J’avoue que c’est sa découverte récente (j’y avais joué auparavant en 1996 de façon anecdotique) qui m’a donné envie de faire cette chronique et d’essayer de restituer ce qui fait, selon mon analyse et mon ressenti, le sel des jeux d’affrontement à deux.
Dans ce panier de jeux, on peut inclure pêle-mêle, par exemple, Keyforge, Mindbug, Radlands, Twisted fables, Bestioles en guerre, Star realms ou encore Unmatched, et prochainement Lorcana, Star Wars Unlimited ou Altered. Il s’agit de jeux dans lesquels l’affrontement passe en général par l’utilisation d’un deck de cartes, que l’on constitue avant ou pendant la partie, lesdites cartes ayant des effets qui vont se combiner pour permettre à la joueuse de créer justement des effets plus puissants.
L’idée de cette chronique n’est pas de revenir sur ces différents jeux pour en en faire de chacun une mini-présentation, en notant leurs différences, originalités ou ressemblances en matière mécanique (ce serait long et laborieux, d’autant que vous pouvez aller consulter les descriptions des jeux dans leur fiche BGG). Non, mon idée c’est plutôt de vous proposer une “théorie” sur ce qui caractérise ces jeux dans la sensation de jeu qu’ils créent, dans le ressenti qu’ils procurent.
Ce sont tous des jeux dont la maîtrise repose sur deux aspects, fortement imbriqués :
- un aspect intrinsèque au jeu, qui réside dans la compréhension de son tempo propre (car à chaque jeu, un tempo particulier)
- un aspect exogène au jeu lui-même, qui repose sur la volonté des joueuses de monter en compétence
Le tempo est crucial
Pour gagner, il faut savoir patienter, agir au moment opportun et surtout il faut savoir ne pas agir. Accepter de parfois ne rien faire et attendre sont la clé du succès. Plus que la qualité du deck, toutes choses égales par ailleurs.
En effet, dans ces jeux, les joueuses sont généralement contraintes dans la pose de leurs cartes : celles-ci sont généralement en nombre limité dans leur main, la pioche devenant un véritable enjeu dans la partie (d’autant que c’est un élément aléatoire sur lequel les joueuses ont peu de contrôle). La pose des cartes est subordonnée au paiement d’une ressource matérialisée ; cette matérialisation peut revêtir des aspects différents : un nombre d’actions comme dans Unmatched ou de terrains comme dans Magic, le paiement d’un coût dans une monnaie commune, ou encore limitée par l’appartenance à une famille identique comme dans KeyForge. Ce sentiment de restriction conduit généralement les joueuses dans un premier temps, peut-être en raison d’un ressort psychologique, à poser toutes les cartes possibles à son tour de jeu, à parer les attaques de l’autre tant que l’on peut se défendre, à activer son Mindbug à la première carte un peu puissante que l’on voit passer, ou encore à s’approcher au plus près de son adversaire pour lui porter un coup que l’on espère fatal.
Et pourtant, l’enseignement sur le long terme de ces jeux est à l’opposé : c’est exactement le contraire qu’il faut mettre en pratique pour espérer gagner, et gagner sur la durée, pas juste une partie comme ça un peu au hasard. Attendre et garder des terrains activables pour jouer ses cartes pendant le tour de l’adversaire, capituler (à Bestioles en guerre), laisser peser la menace d’un Mindbug sur chaque tour de jeu. C’est ça le véritable coeur de ces jeux, qui hisse la patience et la non-action (la force de l’inertie ?) au rang de compétence à part entière. C’est en cela qu’il ne s’agit pas de jeux de course (contrairement à un Res Arcana par exemple). Comme dans The Mind où évaluer l’attente est plus important que de poser sa carte, ne rien faire est plus important et savoir patienter pour évaluer le véritable bon moment est crucial dans les jeux d’affrontement.
Parce que les cartes ont des valeurs en réalité variables. En premier lieu et de façon évidente, parce que certaines cartes ont une puissance intrinsèque (par exemple, infliger 2 dégâts à l’adversaire, qui est un effet immuable) tandis que d’autres ont une puissance conditionnée à la configuration de la partie au moment où elles sont jouées (par exemple, une carte qui inflige 2 dégâts à toutes les créatures présentes sur le champ de bataille). Il est manifeste que dans ce second exemple la puissance de la carte va être fonction du nombre de créatures effectivement posées devant la joueuse.
Et même au-delà de cet exemple assez évident (qui repose sur la fixité ou la variabilité des effets des cartes), c’est la valeur même donnée aux cartes par les joueuses qui est variable : les cartes ont une valeur faciale, nominale car elles ont souvent un coût de pose mais elles ont aussi une valeur réelle, une valeur d’utilité qui ne se révèle que selon le moment où le pouvoir de la carte s’active.
Les actions n’ont donc pas la même valeur d’un tour à l’autre. En cela, ces jeux sont très proches des jeux d’escarmouche dans lesquels on retrouve cette plasticité des actions créée alors par la spatialité et non par les effets de cartes. Il n’est donc pas étonnant de voir sortir un jeu comme Unmatched qui allie les deux, avec aux commandes Rob Daviau, un auteur de jeux que l’on peut qualifier d’audacieux.
Ce tempo est intrinsèque au jeu d’affrontement
Et il doit être appréhendé par les joueuses. C’est donc un véritable investissement à l’égard du jeu qu’elles doivent fournir. Un investissement en temps, et parfois financier, mais surtout un investissement quasi-physique : s’approprier le rythme du jeu et faire corps avec lui, résonner selon le même tempo. Bien sûr il est possible d’y jouer de façon occasionnelle mais ces jeux ne livreront toute leur profondeur que si l’on s’y consacre (c’est évidemment plus ou moins le cas selon les jeux, certains étant plus maîtrisables que d’autres).
Pour comprendre le tempo propre à chacun de ces jeux, la joueuse doit donc accepter de gagner en compétence. Cette compétence c’est la connaissance du jeu : pas juste une connaissance théorique du jeu mais une connaissance organique car c’est bien la joueuse qui saura évaluer en dernier ressort ce moment où agir sera opportun, ce moment où la carte aura pour elle la meilleure valeur d’utilité. Et quelle plénitude quand elle a le sentiment enfin d’avoir respiré avec le jeu…
Et c’est aussi parce que la joueuse évolue au fur et à mesure des parties qu’elle doit être nourrie par le jeu : par de nouvelles cartes, de nouveaux effets, de nouvelles factions, de nouveaux decks, de nouveaux personnages. Pour apprendre de nouvelles façons de respirer avec le jeu.
Les jeux de cartes d’affrontement, Magic en tête, sont une course sans fin pour les joueuses qui les pratiques, un tonneau des Danaïdes que les joueuses ne rempliront jamais, une quête sans résolution. A peine croit-on avoir percé le secret du jeu, avoir décrypté son rythme, avoir saisi son tempo que nos connaissances sont remises en question et que l’on se sent redevenir novice.