Cette chronique a été diffusée dans l’émission « Chroniques 125 » de mars 2021 proposée par le podcast Proxi-Jeux. Elle a été co-écrite avec Hammer.
Depuis 1115, Florence est une cité-état, une République qui perdurera jusqu’en 1569 avec la création du Grand Duché de Toscane. Dans cette organisation politique, ce sont les familles qui dirigent la cité grâce à leur influence. Et la famille la plus puissante de l’histoire florentine est celle des Médicis dont le plus célèbre représentant, Laurent dit le Magnifique (c’est à dire le généreux, le prodigue) donne son nom au jeu Lorenzo, un jeu de Virginio Gigli et Flaminia Brasini avec Simone Luciani, illustré par Klemens Franz. Le jeu est sorti en 2016 chez Cranio Creations, et a été localisé et distribué en français par Atalia. Il est prévu pour 2 à 4 joueuses à partir de 12 ans et plus, pour des parties de 60 à 120 min.
Dans Lorenzo, les joueuses placent les membres de leur famille afin de réaliser des actions leur permettant de conquérir de nouveaux territoires, financer de magnifiques constructions, encourager les entreprises audacieuses et s’entourer des personnages les plus importants. Elles devront également veiller à garder les faveurs du Vatican sous peine d’excommunication. Partons pour un voyage en Toscane dans l’Italie du Quattrocento pour côtoyer les grandes familles de la bourgeoisie florentine.
La République florentine et son organisation
Mais avant de parler des Médicis, revenons quelques siècles en arrière pour en apprendre un peu plus sur la République de Florence. Depuis 1115, après une révolte populaire faisant suite à la mort de la marquise Mathilde de Toscane, la cité constituée en Commune est dirigée par la Seigneurie ou “Signoria”. Ses 9 membres proviennent pour 8 d’entre eux des corporations de la ville, le 9ème membre étant issu de la première famille d’un des quartiers de la ville. Ses membres étaient tirés au sort tous les deux mois. Le Palais du Conseil dans Lorenzo est d’ailleurs un emplacement du plateau de jeu qui influe sur l’ordre du tour et qui permettra toujours aux joueuses de récupérer de l’argent et un Privilège.
La Signoria devait consulter 2 autres conseils pour éviter à toute ambition personnelle d’interférer avec les intérêts de la Cité. Cette organisation permettra entre autres l’affirmation en Europe des banques florentines. Mais la commune était régulièrement confrontée aux guerres d’influences des différentes Familles, des Clans et même de la Papauté qui cherchaient constamment à prendre le pouvoir sur la Cité. Ces luttes pour le pouvoir se manifestaient par nombre de trahisons, de changements d’alliances, de complots !
Ce n’est donc pas un hasard si la règle du jeu de Lorenzo précise que chaque joueuse est à la tête d’une noble famille de Florence, pour essayer de gagner prestige et célébrité. Je serais tenté d’ajouter “afin de conquérir le pouvoir” car vous l’aurez compris, c’est bien cela l’enjeu à Florence en ce début de Renaissance. Et vos pions représentent bel et bien les membres de votre famille — et non pas de simples ouvriers — qui seront là pour vous aider par exemple à conquérir des territoires (les cartes vertes du jeu, qui vous demanderont progressivement de plus en plus de pouvoir militaire pour les remporter) ou à vous assurer du soutien de personnages importants de la Cité (les cartes bleues).
De plus, cette période est marquée par la lutte entre les Guelfes et les Gibelins, 2 factions rivales qui s’opposèrent militairement, politiquement et culturellement dans toute l’Italie au sein des cités ou des duchés. Elles soutenaient 2 dynasties qui se disputaient le trône du Saint Empire Romain Germanique, les partisans de l’héritier et le Saint-Siège. À Florence, cette rivalité attise les querelles entre les grandes Familles qui changent souvent de camp et prennent à tour de rôle le contrôle de la cité !
Une République certes mais une démocratie ? Pas vraiment, plutôt une démocratie teintée d’oligarchie… Nous voilà presque au début du XVè siècle ; précisons-le de nouveau, l’Italie ne ressemble en rien au pays que nous connaissons aujourd’hui. C’est un assemblage de duchés et de républiques diverses, de Venise à Naples en passant par les États Pontificaux et la Savoie. Et bien entendu, Florence, au cœur de la Toscane là où évoluent les familles dirigées par les joueuses même si le plateau de jeu s’inspire probablement plus des célèbres tours de San Gimignano, autre ville libre de Toscane (les cartes disposées dans les tours voyant ainsi leur “coût” varier selon leur emplacement).
C’est dans ce contexte qu’une famille de notables issue d’un fief rural, qui a bâti sa réputation dans le monde des affaires et de la banque, va bientôt imprimer sa marque sur la cité…
Lorenzo et les Médicis
Les grandes “Famiglie” ont de tout temps exercé un pouvoir d’influence sur le gouvernement de la “Signoria”. Depuis 1381, c’est la famille Albizzi qui maîtrise les institutions. Mais des guerres contre le Milanais et la République de Lucques (autre cité de Toscane) indisposent les grands bourgeois qui subissent des “emprunts forcés” pour financer les conflits. À la tête des opposants, Jean de Médicis, banquier de son état.
À sa mort, en 1429, Cosme de Médicis, son fils, hérite de sa fortune estimée à 180 000 florins d’or. Le florin, c’est cette monnaie, frappée à Florence, qui tire son nom de la fleur de lys, emblème de la ville. Ces pièces sont acceptées dans toute l’Europe. Elles ont permis l’expansion rapide des familles florentines qui avaient des changeurs dans toutes les grandes villes d’Europe.
A ce moment de l’Histoire, Florence est au bord de la banqueroute. Les grandes familles se rangent derrière Cosme qui signe la paix en 1433. Le renouvellement des membres de la Seigneurie, entaché de fraude, donne l’avantage au parti de la famille Albizzi, qui exile toute la famille Médicis. Cependant la pression populaire obtient rapidement son retour.
De retour d’exil en 1434, Cosme l’Ancien défait l’oligarchie des Grands (le parti des Albizzi, famille qu’il fait bannir de Florence pour 10 ans) et, tout en maintenant les apparences républicaines des institutions florentines, assure son contrôle sur la vie politique de Florence. Il s’assure ainsi de peupler les organes républicains d’hommes loyaux et redevables qui n’oseraient pas agir à l’encontre de ses désirs, en ayant notamment recours à un comité extraordinaire, la balie, où siègent ses partisans, et qui empêchent tout opposant de parvenir au pouvoir. Ironie de l’Histoire, c’est cette même balie que les Albizzi avaient utilisée pour empêcher les Médicis d’arriver au pouvoir…
D’ailleurs, dans le jeu, on ne parvient pas à ses fins en comptant uniquement sur les membres de sa famille. Il faut se faire aider par ces meeples violets qui augmenteront la valeur associée aux pions de chaque couleur, permettant ainsi des actions autrement impossibles. Et si la règle du jeu les désigne comme des serviteurs, la réalité historique voudrait plutôt qu’il s’agisse des amis et partisans, ceux qui deviendront des fidèles à force de faveurs consenties.
Cosme décède en 1464, son fils Pierre lui succède et continue sa politique, la renforce même par des alliances en mariant les membres de sa famille à d’autres grandes familles. Il s’allie au roi de France (Louis XI), à la Papauté et aux Ducs de Milan. Mais les grandes familles écartées du pouvoir ou des affaires, les Soderini, Neroni, Accialuoli, Pitti… s’aigrissent et s’unissent. En 1466, cette union provoque une émeute qui échoue ; Pierre, en habile diplomate, rallie les Pitti à sa cause, tandis que les autres conjurés sont bannis pour 20 ans.
Plus que jamais, les Famiglie florentines se déchirent pour le pouvoir aidées par les cités rivales de Florence et la papauté, qui peut ainsi intervenir dans les jeux de pouvoir des cités ! Pierre fut un grand bâtisseur, un mécène qui a enrichi Florence et lui a donné un rayonnement artistique qui atteindra son apogée sous le pouvoir de son fils Laurent.
Laurent, c’est Lorenzo en italien évidemment, et c’est bien lui que Klemens Franz a représenté sur la couverture de la boîte du jeu, tirant vraisemblablement son inspiration d’un buste en terre cuite — on vous a mis la photo dans le billet de cette chronique. Les enluminures qui forment le reste de la couverture reprennent quant à elles le motif floral florentin traditionnel.
De santé fragile, Pierre de Médicis dit Pierre le Goutteux, héritier de la banque Médicis, meurt en 1469, et son fils Laurent est désigné comme son successeur par ses partisans. En fin stratège, son père lui a fait épouser Clarisse Orsini, issue d’une puissante famille romaine. Lorenzo a 20 ans lorsqu’il prend les rênes de Florence.
Comme son père et son grand-père, Lorenzo réprime les tentatives des autres Familles quand celles-ci complotent pour prendre le pouvoir. Mais il se heurte à un ”rival de poids” : le pape Sixte IV. En termes de politique extérieure, Lorenzo souhaite maintenir la paix entre les états italiens, ce qui déplait au pape Sixte IV et à ses ambitions territoriales, lui qui souhaite élargir l’Etat pontifical en Toscane et favoriser la fortune de sa famille, notamment celle de son neveu Girolamo Riario.
Les Pazzi et les Salviati, deux des familles tenues à l’écart par Lorenzo, bénéficient donc du soutien du pape et décident de fomenter un complot visant à éliminer les deux membres les plus importants de la famille Médicis : Laurent donc, et son frère Julien. Les conjurés profitent de la venue à Florence du cardinal Raffaele Sansoni Riario, propre petit-neveu du pape, pour mettre leur plan à exécution. Le dimanche 26 avril 1478, le jeune cardinal préside une messe en la cathédrale Santa Maria del Fiore, où officie l’archevêque Salviati, en présence de Laurent et Julien de Médicis. À la fin de l’office, les conspirateurs se jettent sur les deux hommes. Julien est atteint de 19 coups de couteau et meurt sur place, tandis que Laurent, blessé à la gorge, se réfugie dans la sacristie, aidé de ses partisans qui le protégeront des velléités meurtrières des Pazzi.
Les conjurés s’enfuient mais les assassins de Julien sont vite rattrapés et mis à mort. Jacopo Pazzi, le chef du clan, tente en vain de rallier à sa cause le peuple de Florence, qui prend parti pour les Médicis. Après cet attentat, la répression est terrible. Plusieurs membres des familles Pazzi et Salviati (dont l’archevêque) et certains de leurs amis sont arrêtés, interrogés et pendus aux fenêtres du Palazzo Vecchio. Leurs hommes d’armes sont poignardés ou jetés par les fenêtres du palais. Jacopo Pazzi parvient à fuir, mais il est reconnu, ramené à Florence et pendu à son tour le 30 avril. Par la suite, la répression s’abattit sur tous les membres de la famille Pazzi. Le cardinal Raffaele Riario, quant à lui, fut emprisonné pendant quelques semaines.
Les relations avec le Vatican
Indigné par le traitement réservé aux conspirateurs et notamment à son petit-neveu, le cardinal Riario, le pape Sixte IV excommunie Laurent de Médicis et menace de jeter l’interdit sur la Cité de Florence si les coupables ne lui sont pas livrés. Cet interdit sera finalement prononcé le 24 juin 1478 mais le clergé florentin décidera de passer outre et continuera de célébrer des offices religieux, condamnant même la conduite du pape dans un texte officiel !
Sixte IV veut mettre au pas les Médicis et décide de s’allier au roi de Naples pour en finir par les armes avec la résistance de Florence. La campagne militaire tourne au désavantage des florentins. Dès le mois de juillet, des troupes envahissent les territoires de la République et les localités tombent semaine après semaine aux mains de l’armée pontificale et de ses alliés.
Sixte IV accepte, en janvier 1479, d‘entamer des négociations de paix. Les conditions qu’il pose sont inacceptables pour Laurent : une messe devait être donnée à Florence en pénitence pour le meurtre de Francesco Salviati, et les dépenses de la guerre devaient être à la charge de Florence. Les négociations sont rompues au mois de mars et la guerre reprend, toujours au désavantage des Florentins. La petite place de Colle di Val d’Elsa, dernier verrou avant Florence, est assiégée. Laurent
décide d’entamer une médiation avec le roi de Naples, qui commence à s’inquiéter de l’ambition démesurée du neveu du Pape, Girolamo Riario.
Pour finaliser les négociations de paix, Laurent prend le risque de se rendre lui-même à Naples, le 6 décembre 1479. Selon la formule de Machiavel, « parti célèbre de Florence, Laurent y revint encore plus célèbre ». Pour accepter l’accord de paix signé par les deux parties, le Pape exige que Laurent vienne à Rome solliciter son pardon. Laurent refuse une telle humiliation. Une circonstance inattendue permit finalement la paix. Une escadre turque s‘empara d’Otrante, citadelle de Naples. Une alliance générale fut donc conclue contre les Turcs. À la place de Laurent, ce furent douze ambassadeurs florentins qui vinrent se prosterner devant le Pape.
Le pouvoir des Médicis à Florence s’est bien souvent heurté à la volonté du pape et à son pouvoir ecclésiastique. Il n’est donc pas surprenant de trouver la piste de foi au coeur du jeu de Virginio Gigli et Flaminia Brasini, celle qui vous promet l’ex-communication et des pénalités durables jusqu’à la fin de la partie si votre famille ne s’est pas montrée assez fidèle au Vatican, en n’engrangeant pas le nombre de points de foi nécessaire. Le dôme représenté sur la piste en question pourra vous faire penser, au choix, à celui de la cathédrale de Florence, ou bien à l’église de Volterra, une ville au sud-ouest de Florence où Lorenzo avait eu l’occasion de montrer sa poigne de fer au début de son règne, réprimant une révolte de mineurs et annexant au passage les mines en question au profit des Médicis, tout en agrandissant la sphère d’influence de Florence.
Lorenzo et les artistes
Il reste à évoquer une facette importante de Laurent de Médicis, celle du protecteur des arts. Lorenzo est connu pour avoir fréquenté et aidé bon nombre des grands artistes de son époque : Le Verrocchio, Léonard de Vinci, Sandro Botticelli et puis évidemment Michel-Ange. Ce dernier, jeune sculpteur découvert à 13 ans par Lorenzo lui-même, sera accueilli pendant plusieurs années au palais des Médicis tel un membre de la famille, un acte de générosité que l’artiste n’oubliera jamais.
Ces grands noms de l’art ont contribué à faire de Florence la capitale de la Première Renaissance, et vous retrouverez certains d’entre eux parmi les cartes leaders du jeu Lorenzo, au milieu d’autres personnages historiques dont beaucoup sont cités dans cette chronique, à vous de les retrouver ! Les artistes qui fréquentaient le cercle des Médicis bénéficiaient de facto de leur protection et de commandes régulières. Laurent de Médicis soutenait aussi les humanistes et créa des cercles de réflexion sur les philosophes grecs, qui permirent de jeter les bases d’un courant néo-platonicien comprenant par exemple le poète Ange Politien ou le philosophe Pic de la Mirandole.
Laurent de Médicis eut aussi à cœur d’ouvrir au public et de continuer à enrichir de textes anciens la bibliothèque familiale, et il fit ouvrir la première école d’art en offrant l’accès à sa collection de statues antiques aux jeunes peintres et sculpteurs en train de se former. D’ailleurs il fut lui-même un homme de lettres, composant poèmes, pièces de théâtre ou essais philosophiques.
Dans Lorenzo, outre la conquête de territoire et les luttes d’influence, les joueuses auront aussi la possibilité de construire des bâtiments (les cartes jaunes) et de financer des projets (les cartes violettes).
En conclusion…
Pendant sa gouvernance, Lorenzo fonda sa politique sur un principe d’équilibre des états italiens pour assurer une paix essentielle pour le commerce et fit de sa ville un foyer intellectuel et artistique. Pourtant la banque Médicis déclina en Europe à cause d’une mauvaise gestion des filiales et de prêts inconsidérés à des rois ou à des princes, souvent mauvais payeurs.
En 1490, il use de son influence pour faire revenir à Florence le moine Savonarole, prédicateur dominicain dont il espère contrôler l’éloquence. Ce dernier annonce une punition divine allant s’abattre sur la ville, et dans ses prêches en 1491 il se fait l’apôtre des déshérités et des pauvres contre les riches et les gouvernants, et dénonce la corruption de l’église romaine et celle des élites florentines, dont Laurent de Médicis.
Frappé par la maladie à la fin de 1491, Lorenzo le Magnifique s’éteindra le 9 avril 1492. Son fils Pierre lui succède, mais son manque de sens politique et la montée en puissance de Savonarole le mèneront à sa perte. Banni de Florence en 1494, les institutions bâties par les Médicis depuis 1434 sont abolies cette même année. Florence s’apprête à entrer dans une révolution mystique et puritaine menée par Savonarole, comme un fantastique retour de balancier s’opposant au système et aux idées défendues par la dynastie italienne.
En guise d’épilogue historique, il est frappant de constater que les riches familles du XVè siècle le sont encore aujourd’hui : 33% des plus riches en 1427 sont encore riches au début du XXIè siècle ! Malgré toutes les vicissitudes de l’Histoire, la richesse de la bourgeoisie florentine demeure inébranlable…
Quant à Lorenzo le jeu, on convient qu’il se cache derrière ces pions et ces cartes une page d’Histoire tout à fait passionnante. Peut-être songerez-vous à tous les complots et aux rivalités de longue date entre ces familles florentines lors de votre prochaine partie ?