De prime abord, la narration renvoie dans notre imaginaire à une technique principalement littéraire. Pourtant, elle existe dans tous les médias qui visent à proposer un récit et est constituée de différents éléments qui permettent de la caractériser. Là encore, c’est principalement dans le domaine de la littérature que ces éléments sont souvent étudiés, ce qui conduit à s’interroger sur leur déclinaison dans le jeu de société.
En préambule, il peut être utile et pertinent de redéfinir la narration, et notamment pour l’opposer à des termes proches dont les sens peuvent être confondus. C’est donc une définition négative (ce que la narration n’est pas, par opposition à d’autres concepts proches) qui permet de conduire à sa définition positive (ce qu’elle est).
Quelques définitions liées à la narration
En effet, la narration n’est pas ce que l’on raconte ; ça c’est le récit, qui peut revêtir une forme orale ou écrite, et qui présente l’histoire (l’intrigue, les événements, etc) que l’on raconte.
La narration, quant à elle, est l’acte de mettre l’histoire en récit ; c’est l’action de raconter l’histoire, et c’est pour cela que l’on parle souvent de techniques narratives pour qualifier la façon dont cette action est réalisée. On retrouve ces techniques narratives dans divers domaines, qu’il s’agisse de littérature (domaine dans lequel le plus d’études sur ce sujet sont disponibles), mais aussi de théâtre, de cinéma, ou encore de jeux vidéo. Selon le média concerné, on peut donc retrouver des techniques narratives différentes ou appropriées.
Ainsi, on peut définir rapidement les différents éléments qui s’intègrent dans la narration, comprise par la façon dont on raconte :
- Le récit constitue ce que l’on raconte,
- L’histoire regroupe les différents éléments racontés.
- Le scénario est la façon de découper l’histoire, d’agencer les différents morceaux de l’histoire, plus que le récit lui-même.
- Le cycle narratif est un ensemble de récits sur le même thème.
- L’arc narratif est quant à lui une intrigue complète.
- Enfin, l’arc transformationnel est ce qui change le personnage, qui est en principe différent à la fin de l’aventure de ce qu’il était au début (ce changement pouvant être positif comme négatif).
Les catégories qui caractérisent la technique narrative
On divise généralement en six catégories (parfois cinq, parfois sept) les éléments qui participent aux différentes techniques narratives. Pour les besoins de cet article, j’essaierai d’aller de ce qui est le plus facilement transposable dans dans le jeu de société à ce qui est le plus complexe à adapter.
La situation initiale : elle vise l’époque ou l’endroit où se déroule le récit, ce qu’on appelle souvent de façon générique l’univers du récit. Dans le jeu de société, la situation initiale est souvent désignée sous le terme de « thème », or comme expliqué ci-dessous cette notion de « thème » renvoie à un autre concept.
La situation initiale est un élément que l’on retrouve de façon assez évidente dans le jeu de société. Elle est souvent mise en avant pour présenter un jeu car elle exerce un attrait important sur les joueuses. Le choix de cette situation initiale n’est en principe pas aléatoire, il est supposé affecter le récit. Pourtant, dans le jeu de société, il est fréquemment reproché aux jeux d’avoir un univers plaqué, décorrélé notamment de la mécanique, comme s’il n’existait aucune perméabilité entre cette situation initiale et le déroulement du jeu lui-même.
Le style : dans la littérature, le style est un élément évident et intimement lié à la personne de l’autrice, son utilisation du langage et ses choix stylistiques. Utilise-t-elle des phrases courtes ou complexes ? Recourt-elle aux dialogues ou à de longues description ? Privilégie-t-elle un langage soutenu ou familier ? En effet, le style de l’autrice est au service du récit, il doit s’inscrire dans ce que veut raconter l’autrice et être en cohérence avec le récit.
Dans le jeu de société, on parle également de “patte d’auteur” pour expliquer certains jeux et on peut se surprendre à reconnaître, dans des jeux sans récit, certains styles dans le choix des mécaniques elles-mêmes ou encore de certains points de game design.
Cette façon de faire du game design est aussi une manière de porter un propos ludique pour faire vivre une partie de jeu vue comme un récit. Un exemple assez parlant est le fait d’insuffler des éléments favorisant l’interaction afin que la partie se déroule d’une certaine manière entre les joueuses (et qu’elles vivent donc un récit particulier).
L’intrigue : elle est le cœur du récit et correspond à un schéma narratif classique. En effet, dans une œuvre, la succession des événements est liée par une relation de cause à effets, à l’opposé de la vie dans laquelle nous vivons des histoires parfois (souvent) sans aucun lien entre elles. Ce schéma narratif est divisé en cinq étapes :
- L’exposition
- Le ou les événements déclencheurs qui contribuent au conflit entre les protagonistes
- La tension (ou climax), le moment où le conflit est au plus haut
- La résolution ou dénouement
- La situation finale
Cette intrigue peut être présentée de façon linéaire, chronologique ou fragmentée. Dans une partie de jeu de société comprise comme l’intrigue, on peut retrouver ces éléments. Ainsi, l’exposition serait la phase de mise en place et les événements déclencheurs surviendraient dans les premiers tours de jeu. Nous avons toutes également connu dans une partie ce moment où la tension est à son comble, où l’on sait parvenir au point culminant et décisif, avant le dénouement qui survient avec la fin de la partie. Et évidemment, on compte les points lors de la situation finale.
Ces phases se retrouvent tant dans les jeux dits narratifs que dans les jeux de gestion. Mais à la différence des œuvres littéraires, le rythme de l’intrigue est davantage laissé à la main des joueuses. Notamment, dans certains jeux narratifs, certaines des étapes proposées par l’autrice ne seront jamais vécues par les joueuses qui ont la possibilité de faire des choix parmi des embranchements narratifs.
En effet, dans un livre, la lectrice explore nécessairement tous les aspects de l’intrigue proposés par l’autrice. En revanche, dans un jeu narratif, les joueuses ont la possibilité d’ignorer certains pans de l’intrigue, voire des arcs narratifs entiers, en fonction de leurs choix. Ainsi, dans Le Dilemme du Roi, chaque groupe de joueuses a vécu une campagne unique et certains des événements rencontrés n’auront peut-être jamais été révélés à d’autres groupes.
Cette influence des joueuses s’exerce donc à partir de la phase d’exposition jusqu’au dénouement et à la situation finale. En effet, de nombreux jeux narratifs (Time Stories, Oltrée) proposent des fins différentes selon les choix des joueuses, permettant des défaites sévères comme des victoires éclatantes ou en demi-teinte.
Le ou les personnages : dans le récit, on s’intéresse à leurs motivations, aux conflits auxquels il font face, à la façon dont ils vont les résoudre et comment le récit les transforme.
Dans le jeu de société, le personnage se confond bien souvent avec la joueuse, il est souvent transparent et il est difficile d’éprouver de l’empathie à son égard, y compris dans les jeux narratifs (exception faite du jeu de rôle). C’est d’ailleurs à mon sens l’une des grandes faiblesses du jeu de société car cette absence d’intérêt pour celui ou celle qu’on incarne devient un frein au sentiment d’être emporté par le récit proposé par le jeu. Le phénomène d’identification que l’on retrouve en littérature fonctionne plutôt faiblement dans le jeu de société même si certaines joueuses parviennent à sentir cette incarnation.
Effectivement, la joueuse peut éprouver les caractéristiques et compétences de son personnage. Celui-ci est, à l’instar du jeu vidéo, son avatar et constitue pour la joueuse un réceptacle (pour reprendre la terminologie de Time Stories dans lesquels les joueuses incarnent des agents temporels qui s’incarnent elles-mêmes dans des réceptacles) lui donnant accès à une série d’actions, de pouvoirs, de compétences.
Pour autant, la joueuse peut-elle réellement éprouver de l’empathie pour son personnage ? Peut-elle appréhender ses motivations, sa psychologie ? Si on exclut les jeux de société qui s’apparentent au jeu de rôle (et ils sont peu nombreux), et dans lesquels on incarne réellement un personnage disposant d’un passé, de conflits intérieurs, ces aspects sont totalement inexistants.
D’ailleurs, est-il envisageable qu’une joueuse fasse des choix qui vont à l’encontre de sa victoire pour respecter les motivations de son personnage ? Hormis Le Dilemme du Roi dans lequel on peut décider de jouer en respectant les motivations de sa Maison même si ce choix n’est pas opportun pour la victoire ponctuelle d’une partie, aucun exemple ne me vient à l’esprit.
Le point de vue : il s’agit de la perspective selon laquelle est vécue le récit. On distingue là aussi plusieurs techniques de narration selon qu’elle repose sur l’usage de la troisième ou première personne. Ainsi, on distingue :
- le narrateur omniscient qui connaît tout de l’histoire et de ses personnages et qui parfois s’adresse directement au destinataire du récit,
- le narrateur qui a accès aux pensées des personnages et participe à leur réflexion, créant ainsi l’illusion que les personnages sont libres de s’exprimer par eux-mêmes,
- le narrateur effacé qui laisse la narration à un personnage principal, se rapprochant alors de la vérité d’une narration à la première personne,
- le narrateur qui se cantonne à un rôle de simple informateur,
- le narrateur à la première personne qui est le personnage central de l’histoire ou au contraire simplement impliqué dans les événements, ou encore un personnage secondaire qui est utilisé pour relater l’expérience du personnage principal.
Dans les jeux de société, ces nuances sont plus complexes à percevoir. Certains jeux dits narratifs font effectivement le choix d’une narration destinée directement à la joueuse, ou tout au moins à son personnage (comme dans Suspects lorsque les différents protagonistes s’adressent directement à Claire Harper).
Quant au choix d’une narration à la première personne, il paraît compliqué tant le récit du jeu s’adresse avant tout à la joueuse.
Le thème : il se comprend non pas dans son acceptation usuelle (l’univers) mais comme l’intention de l’autrice, son message, ce qu’elle essaie de dire avec son œuvre. Pour certaines, le thème n’existe pas dans la plupart des jeux car l’autrice n’a pas eu d’autre intention que de divertir la joueuse.
Pourtant, qu’elle en ait conscience ou non, l’autrice délivre bien un message par l’intermédiaire de son jeu, ne serait-ce que par les choix qu’elle a fait à certains moments dans le design de son jeu. Certes, certains choix ont pu être pris par des personnes autres (l’éditrice par exemple) que l’autrice, la dépossédant alors du thème initial.
S’extraire de la littérature
On parle souvent de “narratif” pour les jeux de société mais c’est probablement un abus de langage. On vise par là souvent des jeux qui racontent une histoire au sens “qui repose sur un scénario”, comme si on opposait Sherlock Holmes Detective Conseil à un jeu de gestion pur jus au thème plaqué qui ne titille pas vraiment notre imaginaire.
En réalité, on associe beaucoup (trop) le narratif dans le jeu de société à la littérature puisqu’on reste axé sur le récit et pas vraiment sur l’action de raconter, sur la part de mise en scène qui peut exister. Certains jeux à scénario donnent l’illusion de la narration tandis que des jeux sans récit parviennent grâce à leur game play à recréer de la narration et on y retrouvera tous les ingrédients de l’intrigue (situation initiale, éléments déclencheurs, climax, éléments de résolution, situation finale). Ainsi, un jeu comme Kites parvient tout à fait à créer cette narration pendant la partie sans pour autant passer par le récit.
C’est probablement un manque de connaissance de la façon d’analyser les médias autres que la littérature, un manque de connaissance de la façon dont fonctionne le game design, qui ne nous permet pas toujours d’entrevoir la narration sans récit écrit.
Hyper intéressant !
Juste par rapport à la possibilité de faire des choix qui iraient à l’encontre de faire du score (ou d’approcher d’une condition de victoire) pour respecter les choix logique de son personnage, si on considère que le scoring (ou la victoire) est le dénouement narratif du jeu de société, il devient alors tout à fait cohérent avec son personnage de faire le choix qui va dans ce sens, et à mon avis, dans un jeu de société les personnages qui peuvent être imaginé ou qui sont proposés sont directement limités par les règles du jeu, qui ont pour but de nous permettre d’aller du début à la fin, il semble donc cohérent de penser que tout personnage de jds orienterait ses choix vers le dénouement le plus profitable.
Bonjour Ortanelli
Merci beaucoup pour ton retour, oui effectivement je vois ton point sur les motivations du personnage. Mais alors cela implique que le personnage joue méta car il sait que la finalité de tout ça est la victoire du joueur (bon je force sûrement un peu le trait).
En conclusion, je pense qu’il y a encore beaucoup d’idées à trouver ou à concrétiser en matière de narration dans le jeu.
A bientôt