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Quels sont les liens entre jeux d'enquête et livres policiers ? Les lectrices de livres policiers sont-elles les joueuses de jeux d'enquête ?

Cet article reprend partiellement une chronique présentée dans le dossier du podcast Proxi-Jeux consacré aux jeux d’enquête diffusé en janvier 2022.

L’idée de cette chronique m’est venue en jouant à Suspects, le jeu d’enquête développé par Guillaume Montiage pour Studio H. Dans ce jeu, les joueuses incarnent le personnage de Claire Harper au cours des parties. Je ne peux pas m’empêcher de penser que les joueuses de jeux d’enquête sont souvent amatrices de livres policiers. Certes, certaines ne joueront que pour le challenge de faire le meilleur score possible au jeu sans se focaliser sur le challenge que représente l’enquête en elle-même, mais la naïve en moi aime à croire que beaucoup sont fans de Agatha Christie ou de Conan Doyle. Pour ma part, l’une de mes premières lectures, c’était Alice et les faux-monayeurs et je me suis longtemps rêvée détective privée, et pas uniquement pour boire du champagne à bord de l’Orient-Express ou lors d’une croisière sur le Nil.

Forcément, j’ai envie de confronter mes plaisirs de lectrice de livres policiers à ceux de joueuse de jeux d’enquête. Lorsqu’on pense aux livres policiers, on pense tout d’abord à l’énigme à résoudre, le puzzle, le casse-tête pour répondre à ces fameuses questions : qui ? comment ? pourquoi ? Mais le livre policier, c’est aussi une ambiance et un personnage fort, le Détective, que l’on retrouve souvent d’une enquête à l’autre, d’un livre à l’autre. Le jeu d’enquête se veut immersif. Mais est-il aujourd’hui capable de créer cette immersion ? Le jeu d’enquête se veut narratif et revendique de plonger les joueuses dans un univers spécifique, souvent historique.

En revanche, le gameplay paraît plus accessoire aux joueuses qui recherchent souvent une autre sensation, une autre expérience que dans d’autres jeux de société. Alors comment adapter le genre du livre policier pour en faire un jeu d’enquête ?

Le Détective

Dans les livres policiers, un élément important est la figure du Détective, personnage que l’on va retrouver d’enquête en enquête, auquel on va s’attacher, qu’on va admirer, dont on va connaître les méthodes, les obsessions. Bien sûr ce ou cette détective est plus intelligent que la lectrice, ce qui explique aussi que le narrateur dans le livre policier est rarement le détective (peut-être est-ce davantage le cas dans le polar) ; en effet, on est rarement plongé dans la tête et les pensées de celui ou celle qui mène l’enquête, alors qu’on a pu être au contraire plongé dans la tête du meurtrier par un tour de force narratif qui peut être qualifié de mensonge par omission (et d’ailleurs dans le Cluedo, on peut très bien jouer le personnage qui se révèlera à la fin de la partie le meurtrier sans pour autant rien en savoir).

Souvent lorsque le narrateur écrit “je”, il est un faire-valoir du détective : Watson par rapport à Sherlock Holmes, Hastings par rapport à Hercule Poirot. Ces faire-valoir sont souvent des personnages archétypaux.

Dans les jeux d’enquête, les détectives sont peu incarnés, voire ils n’existent pas réellement. Certes, comme dit en introduction, on trouve le personnage de Claire Harper dans Suspects, un personnage à part entière, un personnage féminin de surcroît, que les joueuses incarnent collectivement. On connaît sa vie, sa famille, son parcours, ses amis, ses études, et dans la deuxième boîte de Suspects, on la retrouvera même enfant ainsi que plus âgée. Et peut-être un jour vivrons-nous une enquête dans laquelle Claire Harper se révèlera elle-même la meurtrière que l’on recherche. Les témoins que l’on interroge s’adressent directement à Claire Harper, ce qui permet de rendre leurs témoignages moins neutres, mais cela a avant tout une incidence sur la narration et non sur le gameplay. À titre personnel, j’espère que dans les enquêtes à venir, les auteurs de Suspects parviendront à exploiter le personnage de Claire Harper de façon encore plus originale.

Dans les jeux pour enfants, on retrouve Détective Charlie, un jeu de Théo Rivière édité par Loki (la gamme jeux enfants de Iello). Dans ce jeu, les jeunes joueuses incarnent justement Charlie, une chatte détective à Mystèreville. On note qu’il s’agit là encore d’un personnage féminin. Pour les enfants, cette volonté de proposer une incarnation du détective me paraît vraiment indispensable afin de les maintenir complètement dans l’intrigue, sans que celle-ci ne leur paraisse trop abstraite.

Mais souvent dans les jeux d’enquêtes, les joueuses incarnent des personnages qui existent mais sans consistance : dans le grand classique Sherlock Holmes Detective Conseil de Raymond Edwards, Suzanne Goldberg et Gary Grady, désormais édité en français par Space Cowboys, les joueuses sont Wiggins, et c’est ainsi que Sherlock Holmes s’adresse à elles. Wiggins est un jeune gamin des rues cité dans les livres de Conan Doyle mais de façon plutôt anecdotique. C’est un dérivé du canon holmésien puisqu’on le retrouve désormais dans des bandes dessinées ou des séries télévisées. Et d’ailleurs, dans Sherlock Holmes Detective Conseil, on enquête toujours dans l’ombre de Sherlock, on ne parviendra jamais à le dépasser, c’est à dire à faire moins de pistes que lui, ce qui se révèle toujours exaspérant lorsqu’on parvient à la résolution de l’enquête.

Dans Detective: A modern crime boardgames de Ignacy Trzewiczek, Przemysław Rymer et Jakub Łapot, sorti chez Portal Games et localisé par Iello, on choisit à chaque début d’enquête un personnage à incarner qui nous octroie d’ailleurs un pouvoir spécial, une compétence. Pourtant, jamais on ne s’attache à ce personnage, qui est tellement remplaçable qu’on peut en changer à chaque début de nouvelle enquête au cours de la campagne proposée par la boîte de base du jeu. Et comme les personnages non choisis permettent de récupérer des jetons à utiliser pendant l’enquête, on finit par choisir son personnage moins par son pouvoir que pour les jetons accordés par les personnages que justement on ne choisira pas ; c’est donc un choix par défaut qu’une véritable démarche positive. En outre, ces personnages sont très génériques, ils sont avant tout les archétypes des personnages que l’on retrouve dans les séries policières américaines. En tout état de cause, on les oubliait très vite.

Dans l’extension Welcome to Redview écrite par Ghislain Masson pour Chronicles of crime, un jeu de David Cicurel édité par Lucky Duck Games, on retrouvait ce système de compétence mais l’intention y était tout à fait différente. En effet, cette extension proposait de donner une coloration jeu de rôle au jeu d’enquête plutôt que de proposer un détective à incarner.

Et puis il y a tous les jeux d’enquête sans personnages : Chronicles of crime le jeu de base, Sherlock Q system, Crime zoom, Les Flammes d’Alderstein. Ou s’ils existent, je ne m’en souviens même plus, ce qui équivaut à ce qu’ils soient totalement absents de l’enquête.

Est-ce gênant de ne pas avoir de détective à incarner ? Pourtant non car cela permet aux joueuses qui veulent avoir le sentiment de bien être aux commandes de leur aventure de se sentir pleinement être les héros et héroïnes de l’intrigue. En revanche, cela laissera sur leur faim celles qui fantasment la figure du détective et qui se sont identifiées à ces personnages lors de leurs lectures.

Le mystère

Quant à l’énigme à proprement parler, pas facile de se prononcer. Si dans un livre policier, la lectrice aime à découvrir la vérité dans les derniers instants parce qu’il faut qu’elle soit bluffée par la résolution finale, cet aspect est plus difficile à manipuler pour les auteurs de jeux.

Le dosage de la difficulté du casse-tête à proposer aux joueuses reste peu évident car au contraire du livre policier, les joueuses DOIVENT pouvoir trouver la solution. Ainsi, sur une même intrigue, on trouve souvent des retours très différents, voire opposés parmi la communauté des joueuses. Ainsi, un scénario pourra être trouvé génial par l’une tandis qu’une autre criera à l’explication capillotractée. Difficile de contenter tout le monde.

Et contrairement à la littérature, pas possible de mentir aux joueuses, de les manipuler, de ne leur donner qu’une partie des informations, sous peine qu’elles ne trouvent jamais la solution par elles-mêmes. il faut également doser les indices pour que plusieurs chemins mènent à une même résolution. Si dans un livre, on peut accepter de n’avoir rien compris avant la résolution finale, la joueuse le vivra mal dans un jeu d’enquête, ayant eu l’impression qu’on la menait en bateau.

Beaucoup de jeux, dans la lignée de Sherlock Holmes Detective Conseil, proposent une résolution qui sera ensuite passée au crible d’une grille de score visant à évaluer la performance des joueuses. Cette évaluation les incite souvent à “aller vite”, à économiser les pistes suivies. Moins de pistes utilisées (idéalement moins que Sherlock Holmes) signifiant un meilleur score, parfois au détriment de l’intrigue et de la résolution de l’énigme. On se contente d’une résolution approximative.

Suspects, tout en gardant cette même idée de grille de score, vous propose quant à lui de lire toutes les cartes (sans vous y forcer évidemment), et vous permet de modifier vos conclusions jusqu’au dernier moment. Selon le nombre de cartes utilisées pour parvenir à votre explication finale, vous marquerez plus ou moins de points.

D’autres jeux d’enquête privilégient une toute autre approche : chaque joueuse n’aura qu’une information parcellaire et devra choisir avec discernement quels indices partager avec ses co-enquêtrices. Sherlock Q system, Pocket detective, Decktective ou encore Detecteam Family dans les jeux d’enquête pour enfants reprennent cette mécanique : les joueuses ne pourront pas partager tous leurs indices et devront faire des choix, en se basant sur leur clairvoyance et parfois sur leur intuition. Si ces jeux demeurent des jeux d’enquête en raison de la trame de fond qu’ils proposent, ils sont moins des jeux narratifs que des jeux d’optimisation, et de fait ils peuvent se révéler très frustrants pour les afficionados des enquêtes policières.

Ainsi, on comprend que dans les jeux d’enquête c’est finalement moins la résolution pour elle-même qui compte mais davantage le challenge proposé à la joueuse. La joueuse voudra trouver un maximum de bonnes réponses en un minimum d’indices. La lectrice recherchera toujours la compréhension intégrale de l’intrigue.

En conclusion…

Hormis la figure du détective, les livres policiers restituent très souvent une ambiance. Dans le jeu d’enquête, la couleur de la toile de fond dans laquelle les joueuses évoluent a également de l’importance. Les auteurs de jeux d’enquête profitent souvent de ce genre pour développer des ambiances historiques ou littéraires dont ils sont eux-mêmes friands.

Et pour les joueuses, on pourrait résumer ainsi : dis-moi quel livre tu aimes je te dirai à quel jeu jouer. Fan d’Agatha Christie et du british whodunit , Suspects est fait pour vous. Amateur du polar de Chandler ou Hammett, jouez à l’extension Noir de Chronicles of crime. Et ainsi de suite pour les lecteurs de Le nom de la rose d’Umberto Eco (qui n’est pas un livre policier à proprement parler mais dont l’adaptation cinématographique a restitué cet aspect du livre plus que les débats théologiques) ou de Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux. On note en revanche que les univers science-fiction ne sont quasiment pas représentés dans les jeux d’enquête.

Ce lien indéniable entre littérature policière et jeux d’enquête explique aussi pourquoi le gameplay et le scoring restent souvent anecdotiques pour grand nombre de joueuses. Celles-ci recherchent des sensations qui les rapprocheront des expériences littéraires : un meurtre conçu comme un défi intellectuel, une ambiance qui leur propose un décor dans lequel évoluer et pourquoi pas un personnage charismatique et attachant qui leur permettra une incarnation réelle. C’est l’immersion qui est recherchée avant tout, afin de faire de leur enquête une expérience unique.

1 thought on “L’adaptation de la littérature policière aux jeux d’enquête

  1. Tout à fait d’accord sur le paradoxe « enquête immersive mais à résoudre au plus vite », et donc sur les deux archétypes joueuses / lectrices. Même si les frontières sont floues ^^

    On a commencé la quatrième boîte de Sherlock Holmes Détective Conseil justement, et si on essaye d’être efficaces, on ne s’empêche pas de suivre des pistes, au contraire, on profite à fond de l’écriture et des personnages.

    Il y a deux exemples qui me viennent :
    Les Animaux de Baker Street, où on incarne 4 personnages, archétypaux pour servir le côté jeu, mais qui ont une vraie personnalité, et en plus l’ensemble bénéfice d’une écriture excellente (merci Clémentine Beauvais). Le plaisir est en grande partie dans le fait de suivre nos détectives en herbe, de les voir évoluer, grandir…

    Bureau of Investigation, où l’arrivée du Mythe de Cthulhu dans un jeu d’enquête d’habitude plus sérieux et terre à terre, fait la part belle à l’imagination, à l’ambiance, que l’écriture vient sublimer, en faisant presque passer la résolution au second plan. Je sais qu’il est clivant celui-ci, mais qu’est-ce que j’adorerai refaire l’enquête 3 sans m’en souvenir…

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