26 décembre 2024
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Quel est l'état du droit en matière de protection du droit d'auteur dans le secteur ludique ?

Cet article reprend partiellement une chronique présentée dans le dossier du podcast Proxi-Jeux consacré à l’innovation diffusé en avril 2023.

Celles qui sont à l’origine de l’innovation dans le jeu de société sont principalement les autrices de jeux, même si d’autres formes de création peuvent exister (studio, développement interne…). Si elles veulent se consacrer à la création pleinement, il faut qu’elles puissent en tirer des revenus et pour en tirer des revenus il faut que leurs créations soient protégées. Cette protection vise à assurer une récompense à celles qui innovent.

L’innovation est souvent présentée comme une tendance positive, un idéal à atteindre, associée au progrès, à l’avenir, à la croissance économique.

Cette vision a notamment été relayée par la théorie de l’innovation développée par Joseph A. Schumpeter qui a mis en évidence le rôle de l’innovation dans l’impulsion du système économique. Dans ce système, il ressort une personne clé : celui qui innove, celui qui est appelé “entrepreneur” qui incarne le pari de l’innovation. Et s’inscrit parfaitement dans le système capitaliste.

Dans cette théorie schumpeterienne, l’entrepreneur est certes motivé par la réalisation de bénéfices générés par les risques pris et la réussite mais il est également motivé par un ensemble de mobiles irrationnels dont les principaux sont sans doute la volonté de puissance, le goût sportif de la victoire et de l’aventure, ou le simple plaisir de créer et de donner vie à des conceptions et des idées originales. Le profit est la récompense de l’initiative créatrice des risques pris par l’entrepreneur.

En dehors de cette analyse économique formulée au XIXème siècle, on a observé des systèmes juridiques de reconnaissance de l’innovation octroyant des droits aux créatrices.

On parle alors de propriété intellectuelle qui se divise en deux branches :

  • la propriété littéraire et artistique, qui s’intéresse aux œuvres de l’esprit, dans laquelle on va retrouver notamment le droit d’auteur et c’est principalement celui-ci qui va nous intéresser dans le monde du jeu de société. Cette propriété s’acquiert sans formalités, ce qui signifie qu’une œuvre de l’esprit bénéficie d’une protection automatique à compter de la date de sa réalisation, dès lors qu’elle est originale et formalisée.
  • la propriété industrielle, qui elle regroupe la protection des brevets et la protection des signes distinctifs (marques, appellation d’origine, noms de domaines). La propriété s’acquiert après le respect de certaines formalités telles qu’un dépôt auprès de l’INPI.

L’objectif de ce corpus est globalement d’accorder à son bénéficiaire un monopole qui s’exprime de diverses manières, pécuniaires mais pas que.

En effet, on parle souvent du droit moral qui est un droit extra patrimonial attaché à la personne de l’autrice : il est perpétuel, inaliénable et imprescriptible, il s’applique donc post mortem même si l’œuvre est tombée dans le domaine public (soit 70 ans après la mort de l’autrice). Le droit moral inclut le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre, le droit de décider du moment et des modalités de sa publication (droit de divulgation), le droit de s’opposer à toute déformation ou mutilation de l’œuvre (droit au respect de l’œuvre), le droit de s’opposer à toute utilisation pouvant porter atteinte à la réputation ou à l’honneur de l’autrice et aussi en droit français le « droit de retrait et de repentir », c’est-à-dire qu’une autrice a le droit de demander que son œuvre soit retirée de la circulation

On parle ensuite de droits patrimoniaux qui eux permettent à l’autrice de tirer des profits de sa création. Leur durée est limitée.

Cette protection est assez partagée au plan international aujourd’hui, notamment parce que grand nombre de pays sont signataires de la Convention de Berne signée initialement en 1886. Elle trouve sa source dans la reconnaissance légale par la France à la Révolution française (lois de 1790 et 1791) des droits d’auteurs sur les œuvres littéraires et artistiques de ses auteurs nationaux, mouvement suivi par de nombreux pays. Dans cette convention est d’ailleurs posé le principe d’une protection d’au moins 50 ans après le décès de l’autrice pour qu’une œuvre tombe dans le domaine public. Elle pose également le principe d’un droit moral. Cette convention a donc une valeur supra légale et s’impose à ses signataires.

Dans le droit anglo-saxon, on trouve historiquement la notion de copyright. Historiquement, le copyright se réfère à un contrôle de la Monarchie sur le droit de copie des livres. Axé sur la protection des droits commerciaux, il faut une fixation matérielle de l’oeuvre ce qui exclut certaines créations comme par exemple les chorégraphies. Le copyright peut appartenir à l’autrice, à la productrice ou à l’éditrice. Initialement, le copyright devait faire l’objet d’un enregistrement, ce qui n’est plus expressément nécessaire aujourd’hui. Depuis la signature par les Etats-Unis de la Convention de Berne en 1989, la reconnaissance d’un droit moral au bénéfice de l’auteur a été intégrée localement, permettant une harmonisation progressive entre les notions de copyright et de droit d’auteur.

Mais attention que l’on parle de droit d’auteur ou de copyright, c’est l’oeuvre et sa forme qui est protégée et non l’idée qui elle reste libre de droit. Par exemple, le résumé d’une oeuvre écrite ou la citation d’un titre ne vont pas à l’encontre du droit d’auteur.

Alors comment appliquer tous ses concepts au monde du jeu de société ?

Qu’est-ce qui est protégeable ?

Le jeu de société est une œuvre complexe qui se compose d’éléments de nature différente : une mécanique, des illustrations, un titre de jeu, du matériel de jeu, plus ou moins innovant, une règle écrite. Plusieurs types de protection peuvent s’appliquer à ces différents éléments.

  • Le nom du jeu peut être déposé en tant que marque ;
  • Si le matériel est très innovant, un brevet peut être déposé ou encore certains éléments esthétiques en tant que dessins et modèles (par exemple, le système des cartes de 7th Continent ou les dés de Dice Forge) ;
  • La règle de jeu originale est en tant que telle protégeable via le droit d’auteur ;
  • La mécanique, quant à elle, est une idée qui, en tant que telle, n’est pas protégeable. Il faut donc démontrer son originalité. Il va donc être plus difficile de protéger une mécanique car on se heurtera à des difficulté de preuve (antériorité de la création) et d’appréciation par le juge (le juge n’est pas un expert du jeu mais c’est un expert du droit, il va d’ailleurs s’appuyer sur des rapports d’expert le cas échéant).

En conclusion, plus le jeu est particulier, plus son droit à être protégé sera facile à démontrer. On comprend également qu’il est insatisfaisant de démembrer les éléments du jeu pour aboutir à une protection du jeu dans son ensemble. C’est donc l’expérience de jeu créée par la globalité de ces éléments que l’on voudrait pouvoir protéger.

Les moyens d’action

L’atteinte aux droits de la propriété intellectuelle est sanctionnée par la qualification de la contrefaçon. Elle consiste en la reproduction ou l’imitation d’un objet par une entreprise clandestine ou connue qui s’approprie les marques des produits appartenant à une société, d’un document (en particulier officiel), d’une œuvre ou d’une marchandise, soit en indiquant ou en laissant présumer que la chose est authentique, soit en violation d’un droit de propriété intellectuelle ou du droit d’auteur. La contrefaçon est donc une notion très vaste.

La contrefaçon constitue un délit pénal mais elle peut aussi engager la responsabilité civile de celui qui la commet (ce qui explique que celui-ci pourra être condamné au versement de dommage-intérêts en réparation du préjudice subi).

La contrefaçon c’est donc faire passer une imitation pour l’original (et dans un autre domaine que celui du jeu, j’ai toujours en tête l’exemple des parfums vendus avec le nom “çalèche” au lieu du fameux “Calèche “ de Hermes mais en utilisant le packaging du parfum d’origine pour induire les acheteuses en erreur). Certes, il ne s’agit ici que d’une atteinte à des intérêts financiers mais pour d’autres produits il existe des risques bien plus grands comme par exemple des risques de santé publique lorsque la contrefaçon porte sur des médicaments.

Quant au plagiat dont on entend souvent parler, il faut rappeler que cette notion n’existe pas en tant que tel dans le droit français.

Le mot latin masculin « plǎgǐārĭus, ĭi » désigne un débaucheur d’esclave d’autrui, un receleur d’esclaves, c’est-à-dire de biens meubles dérobés illégalement ainsi qu’un marchand qui vend ou achète comme esclave une personne libre ou un enfant ravi à sa famille libre. Le mot latin provient du verbe plăgiāre, qui signifie simplement à l’époque de Ciceron « voler un homme ». Le plǎgĭum est alors une activité criminelle, car l’autorité régulait et contrôlait le commerce des esclaves. Les premières attentions portées au plagiat, perçu comme un phénomène préjudiciable à la création, sont issues du monde littéraire. En matière intellectuelle les idées sont de libre parcours : tout le monde peut les reprendre. Mais le plagiat va au-delà : le plagiaire tente d’usurper une gloire indue en s’appuyant sur l’œuvre d’une autre autrice.

En résumé, la contrefaçon c’est faire passer du faux pour du vrai tandis que le plagiat c’est faire passer du faux pour de l’original.

Les critères sont donc faire valoir l’originalité et l’antériorité de l’oeuvre.

La jurisprudence Jungle Speed

Il s’agit d’une décision rendue par le Tribunal de Grande Instance de Paris le 6 mai 2010 sur les questions de la contrefaçon et du parasitisme économique. C’est donc une décision rendue par une juridiction de première instance et non par la Cour de Cassation, ce qui implique que sa portée juridique est moindre car il s’agit de régler un cas d’espèce et non de rendre une décision de principe.

Dans les faits, une société commercialisait un jeu dénommé Jungle Jam qui se présentait comme une copie de Jungle Speed. Cette société est donc assignée en parasitisme économique par les auteurs de Jungle Speed, Thomas Vuarchex et Pierrick Yakovenko.

Dans sa décision, le tribunal s’intéresse tout d’abord au caractère protégeable du jeu : il recherche en premier lieu si Jungle Speed faisait preuve d’une originalité susceptible de conférer à ses auteurs un droit, puis si ce jeu pouvait se prévaloir d’une antériorité.

  • Sur l’originalité, la société poursuivie faisait valoir que Jungle Speed reprenait déjà quant à lui un autre jeu dénommé Zuma et que donc Jungle Speed n’était pas original. Le juge compare alors les deux jeux et note (parmi d’autres éléments) que le but du jeu dans Jungle Speed est différent de celui de Zuma ; certes, il n’évoque pas la mécanique, la sensation de jeu à proprement parler. C’est en se fondant sur cette différence que le juge conclut à l’originalité de Jungle Speed, validant ainsi pour ses auteurs la possibilité de faire valoir leur droit d’auteur sur le jeu.
  • Sur l’antériorité, la décision est plus anecdotique car plus circonstancielle : l’éditeur plagiaire affirmait ne pas avoir eu connaissance de l’existence de Jungle Speed préalablement au développement de leur jeu mais des documents produits démontraient le contraire.

Le tribunal en conclut donc que Jungle Speed était protégeable en raison de son originalité et de son antériorité et conférait un droit à ses auteurs.

Dans un second temps, le juge compare Jungle Jam et Jungle Speed. Cette comparaison ne se fait pas au moyen de critères (comme ceux utilisés pour déterminer le caractère protégeable du jeu) mais en recourant à un faisceau d’indices : le juge va comparer un certain nombre d’éléments des deux jeux pour conclure que, effectivement, il en résulte pour le consommateur une confusion qui caractérise le parasitisme économique. Jungle Jam profitait donc de ses nombreuses ressemblances avec Jungle Speed pour se faire passer pour le jeu d’origine.

Cette décision, bien que rendue sous l’angle du parasitisme économique, contient (selon mon analyse) les germes d’une reconnaissance du droit d’auteur afférent à un jeu de société, qui serait digne de protection.

Le jugement du 6 mai 2010 est probablement la décision la plus connue, et surtout la seule, qui effleure le sujet de la protection du droit d’auteur. Cette absence de décisions, et donc d’actions en justice a plusieurs raisons :

  • obtenir une décision de justice prend du temps, surtout si on va jusqu’en Cour de Cassation.
  • poursuivre en justice un plagiaire coûte cher : les frais engagés sont importants surtout si la procédure est longue (et elle le sera).
  • l’issue d’une telle procédure est encore trop incertaine : aucun acteur du secteur ludique ne veut prendre le risque d’aller en justice pour finalement obtenir une décision qui irait à l’encontre du but recherché.
  • dans le domaine des affaires, on préfère souvent négocier et régler à l’amiable plutôt que d’exposer les litiges en place publique.

Les cas récents de “plagiat”

Plusieurs cas ont été identifiés récemment comme susceptibles de constituer des contrefaçons ou des plagiats :

  • des contrefaçons de Dobble ont été commercialisées sans que Asmodée n’entreprenne d’action en justice.
  • les débats et interrogations sur la genèse des Loups-Garous de Thiercelieux par rapport au jeu Mafia de Dimitryi Davidoff (le caractère traditionnel et non exploité du jeu Mafia étant mis en avant pour rejeter le plagiat, ce que nie expressément l’auteur russe).
  • le jeu Robin Wood d’Alexis Campart, plagiat avéré et reconnu de Cunning Folk un jeu button shy de Jay Treat (cas pas spécialement médiatisé alors que les revues dithyrambiques sur le jeu sont toujours trouvables sur le net).
  • L’Enclume, dont la communauté s’est étonnée des fortes ressemblances avec Contrario de Matthieu d’EpenouxRoberto Fraga et Odet L’Homer.
  • Bernard, dont la communauté s’est étonnée des fortes ressemblances avec Fame us de Christophe Hermier.

Les moyens d’action de la SAJ

Comment la Société des Auteurs de Jeux (SAJ) peut-elle répondre à ces cas de plagiat ?

En sa qualité d’organisme défendant les intérêts et droits des auteurs et autrices de jeux, la SAJ dispose d’un intérêt à agir en justice. Toutefois, comme pour les autrices prises isolément, la SAJ se heurte aux mêmes difficultés d’une action en justice (longueur, coût, incertitude). A minima elle peut être appelée comme témoin ou expert dans le cadre de litiges en contrefaçon.

Une mise en demeure peut également être adressée à l’éditeur fautif afin de lui demander d’arrêter la commercialisation du jeu incriminée, mais là encore la mise en demeure n’a pas de valeur obligatoire pour celui qui la reçoit.

A titre préventif, la SAJ communique pour rappeler les bonnes pratiques en la matière, mais il s’agit uniquement de documents sans valeur contraignante. Il s’agit plus d’une démarche pédagogique. Ainsi, il est conseillé de s’interroger en amont sur l’originalité et l’antériorité d’un jeu. Par exemple, dans le cadre du développement de Cartaventura, la question a été posée au préalable aux auteurs de 7th Continent quant à l’usage des cartes.

La sanction réputationnelle peut être une bonne arme, notamment en appelant au boycott (rappelons que le boycott n’est pas interdit tant qu’il n’est pas constitutif d’une discrimination prohibée par la loi). Mais l’appel au boycott peut aussi donner lieu, en réponse, à une action en diffamation de la personne qu’on appelle à boycotter.

Quant à la question de la recherche d’antériorité, on peut se demander à qui elle incombe. Actuellement, dans les contrats, il m’a été indiqué que les éditeurs incluent une clause faisant peser sur les autrices cette recherche d’antériorité. On peut s’interroger sur le bien fondé d’une telle clause : comment des autrices, qui ont souvent une autre activité professionnelle en parallèle, auraient les moyens humains et matériels de se livrer à cette recherche ? On imagine davantage que les éditeurs disposent de ces moyens en temps et en argent pour s’assurer de l’originalité du jeu qui leur est proposé. Dans de nombreux secteurs, les entreprises disposent de services en interne ou de consultants dédiés à cette recherche d’antériorité.

Une telle clause a moins pour objet de se prémunir contre un cas de contrefaçon, même involontaire, que de s’exonérer de sa responsabilité en cas de litige et de la reporter sur l’autrice du jeu. La SAJ propose donc des modèles de clause visant à atténuer cette responsabilité qui pèse sur les autrices, sachant que la négociation contractuelle est toujours ardue lorsque les deux parties au contrat n’ont pas forcément le même poids dans la négociation (l’égalité entre les parties dans la phase précontractuelle étant rarement assurée).

La meilleur des solutions pour éviter les cas de contrefaçons ou de plagiat reste donc la pédagogie : militer pour de bonnes pratiques, se poser la question de l’antériorité en amont, ne pas hésiter à intéresser les personnes concernées en cas de doute pour désamorcer les potentielles situations de conflit. Et un jour, peut-être, faudra-t-il que quelqu’un franchisse le Rubicon et saisisse un tribunal pour obtenir une véritable décision en la matière qui contribuera à construire le droit en la matière. D’autant qu’une jurisprudence est toujours susceptible d’évoluer, soit par l’intervention d’une loi qui s’impose au juge, soit parce que le juge lui-même décide de faire évoluer sa position.

En conclusion, on peut se demander pourquoi il faut protéger le droit d’auteur. En effet, pour certains, l’existence d’un droit d’auteur est un frein à la création puisqu’il créé une sorte de monopole.

En premier lieu, comme dit précédemment, ce sont les œuvres qui sont protégées, non les idées, et le droit d’auteur n’entrave donc pas la circulation des idées et concepts.

Le plus grand adversaire d’un droit d’auteur protecteur est souvent le courant de pensée ultra libéral qui considère que le droit d’auteur est un frein à la création de valeur. Le droit d’auteur vise à rétablir de l’équité en protégeant des personnes qui seraient, en l’absence de doit d’auteur, dans une situation économique précaire, comparé à la situation de l’opérateur économique qui exploite l’œuvre.

Un grand merci à Benoît TURPIN, Président de la SAJ, avec qui j’ai pu m’entretenir pour préparer cette chronique.

2 thoughts on “Protéger l’innovation dans le secteur ludique

  1. bonjour,
    j ai lu en diagonale. est ce que ca ne serai pas un bien qu’ un système soit protéger pour permettre une véritable innovation plutôt qu’ un pele mele de mécanique rassembler sur un seul plateau et plaquer avec un theme ^^ .

    en tous cas très bien ecrit merci polgara.

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