mythe

Ce texte est la transcription de la chronique proposée par Christian Lemay en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).

Dans toute ma bêtise, je pensais faire le tour de la rejouabilité en un exposé de 10 minutes. Toutefois, au cours de la rédaction, le sujet ne faisait que s’ouvrir et je me suis bien rendu compte qu’il était beaucoup trop vaste. C’est pourquoi je ferai deux chroniques! Celle d’aujourd’hui critique certaines idées reçues à propos de la rejouabilité et la seconde, largement inspirée des travaux de Greg Costikyan, fouille les véritables sources de rejouabilité.

La rejouabilité pèse lourd dans le choix des jeux qu’on achète et par conséquent auxquels on joue. On la mentionne régulièrement dans les forums de discussions et elle revient dans toute bonne critique. Je dirais même qu’elle est devenue l’argument de vente #1 des éditeurs. 

Le phénomène remonte au moins à 2007. Agricola, avec un draft de 14 cartes parmi 120, apportait une variété et un monde de possibles rarement vus au royaume du placement d’ouvrier et du jeu de stratégie. 

L’année suivante, Dominion débarquait en frappant un grand coup avec ses 7 billiards de mises en place possibles (le chiffre 7 suivi de 12 zéros). “Vous ne jouerez jamais la même partie”. 

Quatre ans plus tard, en 2012, alors que nous vivions toujours dans un monde où le nombre de factions offertes n’excèdait pas le nombre maximal de joueurs (Mare nostrum se joue à 5 joueurs maximum, vous trouverez donc 5 factions différentes dans la boîte), Terra Mystica débarquait avec 14 factions, alors qu’on ne peut y jouer à plus de 5 joueuses! Je me souviens de l’impact. L’impression qu’on ne pourrait jamais s’en lasser ou en venir à bout. 

2012 correspond également à la sortie d’un des plus grands et influents phénomènes Kickstarter, Zombicide, qui a rapidement fait comprendre aux éditeurs que les stretch goals, personnages bonus et ajouts en tous genres gonflaient les ventes. Offrir des dizaines de factions asymétriques, centaines de héros aux pouvoirs uniques, douzaines de vilains et quatorzaines de plateaux pour une “rejouabilité infinie” attire le client comme du miel une abeille. 

Mais a-t-on bien compris ou défini ce qu’était la rejouabilité ?

Premier paradoxe: la rejouabilité n’est pas la rejouabilité

Le mot rejouabilité, dans ses morphèmes, nous mène en bâteau: il ne désigne pas ce que nous entendons réellement.

Rejouabilité est composé du préfixe “re”, qui signifie “à nouveau”, du verbe “jouer”, et d’un suffixe “bilité”, qui désigne la possibilité, la “capacité” d’une chose à se réaliser.

Donc quand nous entendons rejouabilité, inconsciemment, nous entendons “la capacité d’être joué à nouveau”. 

Par conséquent, tous les jeux, à l’exception des Legacy et de ceux que l’on détruit, comme l’excellente gamme Exit, sont rejouables à l’infini. Oui, même les Unlock et Sherlock Holmes Détective conseil.

Mais c’est un concept voisin qu’on a en tête quand on emploie “rejouabilité”.

Une fois que nous avons résolu toutes les énigmes d’un Unlock ou trouvé la façon de faire nul à tic tac toe, on n’y rejoue plus.

Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus d’intérêt. Et c’est ce dont nous parlons.

La rejouabilité désigne L’INTÉRÊT que l’on trouvera à jouer plusieurs fois au même jeu. C’est pourquoi j’aime l’expression anglaise Replay value.

Deuxième paradoxe: nous ne voulons pas de rejouabilité

Aujourd’hui, alors que toi, moi et la plupart des auditrices de ce podcast possèdent littéralement des centaines de jeux, que nous peinons à y jouer plus de deux fois, que notre pile “à jouer” nous dépasse, pourquoi chercher des titres qui demeureraient intéressants au-delà de quatre parties ?

J’ai fait un petit calcul tout con… Si je jouais une seule partie de tous les jeux que je possède, il me faudrait plus de 200 heures en continu. Plus de 8 jours non-stop ou 25 jours à raison de 8 heures quotidiennes. Manifestement, je n’ai pas besoin de rejouabilité !

Ne sentez-vous pas, vous aussi, ce petit soulagement à la fin d’un Legacy ? “Ouf, c’est terminé !” Pourtant, cette campagne ne durait que 10 parties…

Qui ici joue au mode “infini” de l’extraordinaire My City, de Reiner Knizia ? Ce mode qui permet de jouer… à l’infini, une fois que nous avons terminé tous les chapitres de la campagne.

Qui s’est servi de son “reset pack” pour Chatterstone ?!

Bref, nos actes, notre façon de jouer, de vivre notre hobby crient beaucoup plus fort que nous ne cherchons pas tant des jeux à grande rejouabilité !

Parce que nous cherchons autre chose. Nous sommes curieux. Nous aimons découvrir, nous émerveiller devant la créativité des autrices. Et nous sommes la cible d’un marketing… efficace !

Troisième paradoxe: la rejouabilité, l’intérêt de rejouer, n’est pas là où vous croyez

Un habile discours marketing martelé de façon continue durant 12 années nous a fait avaler 3 mythes

1- Premier mythe: 17 classes de personnages et 95 scénarios génèrent forcément l’intérêt à rejouer

Voici des cas types où c’est faux.

  • Type A La fausse asymétrie

Le magicien te donne un point bonus pour deux cubes bleus que tu possèdes à la fin de la partie et le guerrier… un point bonus pour deux cubes rouges. Il n’y a pas de réelle différence. Et donc peu d’intérêt à rejouer, parce que c’est du pareil au même.

  • Type B Les finalités qui imposent la même stratégie

Rien ne ressemble plus à un scénario de Gloomhaven qu’un autre scénario de Gloomhaven. Souvent, il faut tuer tous les monstres et d’autres fois il faut atteindre l’autre extrémité de la carte… et la seule façon d’y parvenir est d’éliminer tous les monstres sur notre chemin.

  • Type C L’asymétrie qui vous dicte vos coups

Il arrive que notre pouvoir unique a un tel impact qu’il annule nos choix stratégiques, n’offre plus de choix déchirants.

Je m’excuse à tous les fans de Scythe, mais la stratégie gagnante est de faire ta meilleure action le plus souvent possible. Et d’éviter autant que possible la sous-optimale…

Et donc oui, il y a une certaine forme de rejouabilité, mais très limitée, car elle ne fonctionne que par l’effet de nouveauté, de découverte. Une fois qu’on a compris “comment jouer” telle faction, ce qui peut prendre 1, 2 ou 3 parties, il y a bien moins d’intérêt à rejouer. Dans la mesure où on joue rarement plus de 10 fois au même jeu, ce n’est pas un problème. Mais quand on espère ce que j’oserais appeler une “vraie” rejouabilité, de plusieurs dizaines de parties, ça ne marche pas !

Attention de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! 

Les factions asymétriques présentent au moins deux grands avantages.

1- Elles nous guident lors de notre première partie d’un jeu de stratégie.

Tu joues les Romains à Mare Nostrum? Construis des légions: elles te coûtent 2 ressources plutôt que 3. Tu déduiras rapidement que ta stratégie repose sur des conquêtes militaires.

2- Elles permettent de choisir une stratégie qui te correspond.

À League of Legends, je deviens hyper nerveux et maladroit lors des combats rapprochés. Donc je suis très heureux d’incarner l’archère Ashe, qui reste en retrait et attaque à distance.

Je peux choisir une faction plus ou moins guerrière, selon mes goûts, à Twilight Imperium.

2- Deuxième mythe: la rejouabilité importe plus que le plaisir de jouer.

C’est fou, non ?

On s’attarde davantage à la quantité d’heures de jeu promise qu’à la qualité de celles-ci.

Préférez-vous jouer UNE fois à un jeu inoubliable, un 10/10, que de jouer 20 fois à un jeu correct, un 6/10 ? Dans un monde où vous possédez 200 jeux, la réponse est non.

Qui ici choisirait de lire un roman “correct sans plus” de 500 pages, plutôt qu’un excellent roman de 188 pages ? 

Pour moi, même si le jeu est rejouable à l’infini et ne dure que 10 minutes, s’il est mauvais, c’est du temps perdu !

3- Troisième mythe: la rejouabilité ne passe que par les multiples mises en place différentes.

Rien n’est plus faux! Il existe plusieurs autres façons encore plus efficaces pour créer de la rejouabilité. Pensez aux jeux abstraits comme le go, largement rejouables, et pourtant sans aucune forme de pouvoirs spéciaux, de plateaux variables, etc. 

Conclusion

La rejouabilité désigne l’intérêt de rejouer à un jeu. Et nous la confondons souvent avec la variabilité des mises en place.

Et bien que cette variété puisse générer une certaine rejouabilité…

1- Elle n’en est pas la seule source

2- Elle n’en est pas garante !

Mais alors pourquoi les éditeurs vendent-ils une rejouabilité gonflée aux stéroïdes, reposant sur un nombre de combinaisons factions – héros – vilains – plateau?

Je pense que c’est parce qu’on peut facilement la calculer, la comparer… Et que le client la perçoit.

“Ça prend 14 parties pour essayer chaque faction de Terra Mystica, environ 150 heures pour traverser les 95 scénarios de GloomHaven !

“Dans BattleCon, j’ai 18 combattants, multiplié par 6 plateaux de jeux, multiplié par 3 modes de jeux, ce qui donne une rejouabilité de 324 !”

Une rejouabilité mesurable. Un marketing concret ! 

À l’opposé, il y a fort à parier que le client ne perçoive pas la rejouabilité d’un Race for the Galaxy à l’explication des règles et à la vue des 110 cartes que compte le jeu. Et si le client ne perçoit pas la richesse inouïe de ce système, elle n’existe pas, et il dépensera ses dollars sur un autre jeu.

Et pourtant, ceux ont réussi à vaincre l’explication de l’action vendre / consommer savent comme moi qu’on peut y jouer des milliers de parties (c’est un vrai nombre!) sans se lasser… En y trouvant toujours un intérêt !

Mais Christian, où se trouve la fontaine de Jouvence ?! L’ingrédient secret de la potion magique de la rejouabilité ?! C’est ce que nous tâcherons de cerner la prochaine fois. Même bat heure, même bat chaîne!

2 thoughts on “La rejouabilité – Partie 1 : Mythes et Paradoxes

  1. Bonjour,

    Des chroniques intéressantes, comme à chaque fois :).

    J’aime bien le fait de se dire que le jeu est un objet tout comme un livre et que le principe de l’avoir peut suffire, je suis assez d’accord avec ça, même si le but premier reste toujours, pour moi, d’y jouer. Si je n’y joue qu’une partie mais qu’elle est mémorable, ça me suffira.

    Concernant la rejouabilité, je trouve aussi qu’il faut surtout parler de variabilité. Si t’as 5316546 options mais que tu n’y joues qu’une fois, y a pas de rejouabilité. Si tu n’as qu’une option mais que t’y joues tous les midis, là y a un truc 🙂

    J’attends la suite avec impatience !

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