23 novembre 2024
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Grand Austria Hotel est un jeu de Virginio Gigli et Simone Luciani, illustré par Klemens Franz. Il est édité par Lookout Spiele et localisé par Funforge.

Cette chronique a été diffusée dans l’émission « Chroniques 148 » de juin 2023 proposée par le podcast Proxi-Jeux. Elle a été co-écrite avec Hammer.

Grand Austria Hotel c’est un jeu de Virginio Gigli et Simone Luciani, illustré par Klemens Franz et paru en 2015 chez Lookout Spiele, puis localisé par Funforge pour la version française. C’est un jeu pour 2 à 4 joueuses à partir de 12 ans, pour des parties qui durent environ 30 minutes par joueuse, hélas difficilement trouvable en boutiques pour le moment.

Dans ce jeu de gestion, les joueuses gèrent un établissement hôtelier : il leur faudra remplir les commandes des clients et clientes attablés à la terrasse du café, avant de les envoyer dormir dans l’hôtel. Pour ce faire, elles recruteront du personnel hautement qualifié, tout en croisant les doigts pour rester dans les bonnes grâces de l’Empereur. Oui, car la règle comme le matériel du jeu situent clairement l’action à Vienne, au début du XXème siècle.

L’organisation politique à Vienne au début du 20ème siècle

Au début des années 1900, Vienne est à l’époque, non pas simplement la capitale de l’Autriche, mais bien de l’empire austro-hongrois. Et avant d’aller s’asseoir à la terrasse d’un café pour déguster une pâtisserie, il faut s’arrêter un instant sur le contexte historique et politique qui règne alors.

Après une défaite militaire face à la Prusse en 1866, l’Autriche de l’Empereur François-Joseph Ier se heurte aux aspirations des différents peuples qui la composent. Car à l’époque, l’empire autrichien s’étend beaucoup plus loin que les frontières de l’Autriche moderne que nous connaissons : comparé à l’Europe d’aujourd’hui, l’empire des Habsbourg englobe une partie de la République tchèque, la Slovaquie, le sud de la Pologne, la Slovénie, un bout de l’Italie jusqu’à Trieste sur la mer Adriatique, mais aussi la Hongrie, une partie de la Roumanie, la Croatie… La Bosnie-Herzégovine sera occupée par l’Empire à partir de 1878, puis finalement purement et simplement annexée en 1908. Bref, un empire multinational où des peuples aux langues et aux confessions différentes doivent cohabiter, un cas de figure qui n‘est pas unique dans l’Europe politique du XIXème siècle.

Comme on pourrait s’en douter, tous ces peuples ne supportent pas tous le pouvoir central avec le même état d’esprit. Un état de fait qui inquiète tout autant la noblesse autrichienne que celle de Hongrie, dominantes et possédant la majeure partie des terres de l’Empire. Après de longues tractations, c’est à la fin 1867 qu’est conclu le compromis austro-hongrois et que naît officiellement l’Autriche-Hongrie, une double monarchie censée accorder plus d’autonomie au royaume de Hongrie. Par ce compromis, François-Joseph de Habsbourg règne dans les « pays de la Couronne de saint Étienne » en qualité de roi de Hongrie, et sur la partie autrichienne en qualité d’empereur d’Autriche.

Le compromis, renouvelable tous les dix ans, fait de l’empire d’Autriche et du royaume de Hongrie deux entités autonomes et égales en union douanière et monétaire, qui disposent chacune de sa propre constitution, et de son Parlement qui vote son propre budget. Chaque entité dispose aussi de son état-civil et émet ses propres passeports : il n’y a donc pas de citoyenneté austro-hongroise, mais soit autrichienne, soit hongroise, et chaque entité a sa police et sa justice. Les deux chambres du Parlement de chacune des parties envoient des représentants, qui votent le budget des affaires communes.

A la charnière entre le XIXème et le XXème siècle, l’empire austro-hongrois se craquelle de toutes parts ; à l’ère de la Révolution Industrielle, c’est un monstre anachronique. À l’est, les plaines de la Hongrie. À l’ouest, Vienne, une capitale qui a grandi trop vite, qui accueille des milliers d’immigrants hongrois, tchèques, slovaques, croates, polonais, russes, roumains…

L’empereur François-Joseph règne toujours, son pouvoir s’appuie sur l’armée et sur l’Eglise. En 1898, l’impératrice Élisabeth (celle que vous connaissez sans doute mieux sous le surnom de “Sissi”) a été assassinée par un anarchiste italien. Des mouvements nationalistes agitent le pays. En particulier, un fort courant pangermaniste, obsédé par la pureté du sang, raciste, antisémite. Une bourgeoisie fortunée célèbre tranquillement ses rites – bals, duels, promenades sur le Prater (le grand parc de Vienne), une vie de cafés et de pâtisseries – pendant qu’une population misérable croupit dans les bas-fonds.

L’effervescence intellectuelle et artistique est intense : en peinture, en littérature et surtout en musique, l’avant-garde est en lutte contre l’académisme officiel, on va en reparler un peu plus tard. Mais dans le domaine des sciences, Vienne est aussi à la pointe de la recherche, par exemple à travers son académie de médecine qui reste la plus réputée d’Europe à l’époque.

Les cafés viennois

La capitale autrichienne a été profondément transformée dans la deuxième moitié du XIXè siècle. Dès 1857, l’Empereur a confié à son ministre de l’intérieur la tâche d’agrandir et de moderniser Vienne. La vieille enceinte a été abattue pour faire place à un large boulevard circulaire (la Ringstrasse), au bord duquel de nouveaux bâtiments vont surgir lors des décennies suivantes, qu’ils s’agissent de palais impressionnants, de musées, du Parlement, d’un nouvel hôtel de ville ou de l’opéra. En 1900, Vienne rayonne dans le monde entier. Et ceux qui y vivent ou la visitent peuvent passer du temps dans des endroits alors très prisés : les cafés viennois.

Le Kaffeehaus, le café viennois, est toujours aujourd’hui une véritable institution gastronomique typique de la capitale autrichienne, au point qu’elle a été inscrite à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO fin 2011. Les plus connus sont le Café Sperl avec son décor authentique, le Café Central et son style néo-renaissance, le Café Prückel ou le Café Westend et son charme patiné. Certains sont également des hôtels comme le Sacher.

La légende veut que les viennois auraient retrouvé, lors de la libération après la fin du second siège de Vienne par les Turcs en 1683, des sacs avec des grains étranges, qu’ils ont d’abord cru être du fourrage pour les chameaux et ont voulu brûler. Le roi de Pologne, Jean III Sobieski, allié des Habsbourg, les aurait remis à l’un de ses officiers. Ce dernier aurait alors pris les sacs et fondé le premier café à Vienne.

Cette histoire, cependant, est inventée. En fait, l’un des premiers cafés à Vienne date à peu près de cette époque, et a été créé en 1685. La nouvelle boisson a été bien reçue par la population de Vienne, de sorte que le nombre de cafés a augmenté rapidement. En 1819, la ville en comptait 150, dont 25 en centre-ville. En 1900, il y avait 600 cafés ; les clients y étaient presque exclusivement des hommes. L’accès aux femmes était toutefois autorisé quand celles-ci étaient accompagnées par des hommes.

Bien sûr on venait au café pour boire et manger, et c’est bien ce que nous réclameront nos clients dans Grand Austria Hotel : on leur sert du café, du vin, des tartes ou des strudels (une pâtisserie parfumée à la cannelle composée de plusieurs couches de pâte filo beurrées au pinceau qui entourent une garniture de pommes et de fruits secs, dorée au four). Mais en réalité ces cafés proposaient toute une variété de petits en-cas comme des saucisses et des pâtisseries, ou encore les fameuses brioches allemandes Buchteln, comme dans le Café Hawelka. Cependant, certains cafés offraient également une gamme complète de plats viennois ou internationaux.

Mais se sustenter n’était pas la seule finalité de ces cafés. Oui car contrairement à l’usage dans un café normal, un client pouvait parfaitement rester des heures dans les cafés viennois, avec un simple café, à lire en long et en large les journaux mis à sa disposition. Les écrivains venaient aussi y travailler. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les principales figures de la littérature autrichienne échangeaient leurs idées dans différents cafés, mais y venaient également pour écrire, donnant ainsi naissance à la Kaffeehausliteratur (la littérature des cafés). 

Les cafés faisaient également office de salons de jeux et de fumoir. On retrouvait également souvent devant le café une terrasse appelée le Schanigarten, souvent entouré de jardinières, où il était possible d’observer les passants en sirotant un café en plein air, ou encore pour apercevoir la calèche de l’Empereur passer.

À partir de 1950, le déclin des cafés viennois traditionnels a commencé lorsque certains des plus célèbres ont dû fermer, à cause de l’évolution des loisirs (notamment la popularité croissante de la télévision) et l’émergence de bars à expresso modernes. Sur la Ringstrasse à Vienne, des 15 cafés présents durant l’âge d’or de la culture des cafés avant la Première Guerre mondiale, seulement quatre ou cinq subsistaient encore en 2014. Trois d’entre eux sont les mêmes et conservent leur nom, un autre a été renommé d’après l’hôtel adjacent et un autre est devenu le nouveau « lounge » d’un hôtel.

Néanmoins, il existe encore aujourd’hui à Vienne un certain nombre de cafés typiques qui conservent leur charme d’origine. Depuis les années 1990, on observe généralement un regain d’intérêt pour la culture et les traditions des cafés viennois.

La vie culturelle viennoise au tournant du XXè siècle

Dans Grand Austria Hotel, ils sont nombreux les clients qui viennent s’attabler à votre café. S’ils ne portent pas les noms de personnages célèbres, ils et elles possèdent des titres ou des professions tous plus variés les uns que les autres, qui illustrent bien la variété des personnages que l’on pouvait croiser à l’époque dans les cafés viennois. Des intellectuels, notamment. Car parallèlement à la décadence de l’empire austro-hongrois de ce début de XXè siècle, la vie culturelle et artistique de sa capitale se fait, paradoxalement, plus intense que jamais.

Les cafés étaient les lieux de prédilection pour vivre et travailler des Kaffeehausliteraten, ou “hommes de lettres des cafés”. On pourrait dresser ici une longue liste mais citons simplement Karl Kraus, satiriste et pamphlétaire redouté, inlassable dénonciateur des compromissions et de la corruption de la bourgeoisie viennoise, ou Arthur Schnitzler, un des auteurs de langue allemande les plus importants de la première moitié du XXè siècle. Ou bien encore ses compagnons au sein du mouvement “Jeune Vienne” que sont Stefan Zweig, l’auteur de la fameuse nouvelle “Le joueur d’échecs”, et Hugo von Hofmannsthal, un des meilleurs représentants du “modernisme viennois”.

Car entre 1897 et 1910, approximativement, c’est un mouvement culturel d’ampleur qui s’est emparé de la capitale autrichienne, que l’on appelle la Sécession Viennoise. On peut le rattacher à l’Art Nouveau et à son parallèle en Allemagne, le Jugendstil, un renouveau des formes artistiques que connaît tout l’Occident à la fin du XIXè siècle, mais qui possède à Vienne ses propres caractéristiques. En 1900, la ville compte déjà deux millions d’habitants, et on peut la qualifier de véritable melting pot culturel.

Dans une atmosphère caractérisée par le faste conservateur, d’une part, et la recherche du progrès, d’autre part, les artistes se détournent du naturalisme et commencent à s’intéresser au monde intérieur et à la psyché. Le concept de désintégration de l’ego prend de l’ampleur. Le lien entre le moi et la société, le « Ich » et le monde, ne repose plus essentiellement sur la raison, mais plutôt sur les régions frontalières entre le rêve et la réalité, la raison et le sentiment. L' »humeur » est considérée comme exprimant souvent plus que ce qui pourrait être transmis par de simples mots. 

Ce mouvement n’est pas totalement étranger à l’essor de la psychanalyse portée par Sigmund Freud, autrichien lui aussi et qui exerce à Vienne à cette époque-là. Ses découvertes et ses théories influencent toute une génération d’artistes, notamment Egon Schiele dont l’œuvre est souvent étudiée à la lumière des théories comme Éros et Thanatos ou l’introspection du moi.

Mais l’artiste le plus emblématique de cette période est probablement Gustav Klimt dont les fresques Beethoven ornent le pavillon de la Sécession et sont toujours visibles à Vienne, ainsi qu’au musée du Belvédère. Ses œuvres représentent généralement des femmes nues (ce n’est pas très original), des allégories des mythes antiques mais aussi des images liées à la psychanalyse de Freud. En réalité, de nombreux artistes se réclameront de ce mouvement.

Vienne c’est également la capitale de la musique. Rappelons qu’à l’époque à laquelle se déroule le jeu, évoluent les précurseurs de la musique contemporaine désignée comme Seconde école de Vienne (la première rassemblant tout de même Mozart et Beethoven). Cette seconde école de Vienne regroupe les compositeurs Arnold Schönberg, Alban Berg et Anton Webern, qui ont exploré l’atonalité, le dodécaphonisme et le sérialisme. On trouve d’ailleurs plusieurs musiciens parmi les cartes clients disponibles dans Grand Austria Hotel.

Et puis, petit clin d’oeil, parmi les cartes des clients attablés à notre terrasse, on trouve également d’autres artistes, bien plus contemporains, notamment parmi les clients “verts”, ceux qu’on peut installer dans n’importe quelle chambre : vous reconnaîtrez sûrement Frère Uwe, l’auteur de Agricola et de Ora et Labora, mais surtout l’illustrateur du jeu, Klemens Franz himself qui s’est représenté sur une des cartes, et qui est d’ailleurs autrichien de naissance.

En conclusion…

L’empire austro-hongrois, multiculturel et multi-ethnique, a finalement toujours été fragile et soumis à des tensions internes, qui ne feront que croître avec le temps. L’Empereur François-Joseph s’alliera avec l’Allemagne pour contrer l’expansionnisme russe et les velléités de rassembler tous les peuples slaves du Sud en un même État. Cette politique l’éloignera de la France et du Royaume-Uni. C’est finalement l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire, à Sarajevo en 1914 par un nationaliste yougoslave, qui mettra le feu aux poudres et plongera de nombreux pays d’Europe dans la première guerre mondiale, par le jeu de ces alliances politiques et idéologiques.

L’Autriche-Hongrie ne survivra pas à la guerre de 14-18, et c’est toute l’Europe Centrale qui s’émiettera en de nombreux états indépendants. Vienne deviendra brièvement la capitale de la République d’Autriche allemande, puis de la Première République d’Autriche à partir du 21 octobre 1919 et de la ratification du traité de St-Germain-en-Laye. À Vienne, la pénurie sévit après la guerre. Une municipalité socialiste, qui vaut à la ville le surnom de « Vienne la rouge » jusqu’en 1934, tente d’affronter les problèmes sociaux liés à la crise économique, mais l’antisémitisme puis le national-socialisme gagnent du terrain. La suite, vous la connaissez.

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