Ce texte est la transcription de la chronique proposée en podcast dans le format Pelleter des nuages (audio dispo ici).
Si jamais vous avez regardé la série Black Mirror, vous vous rappelez peut-être de cet épisode, assez humoristique d’ailleurs, dans lequel les personnages étaient amenés à noter chacune de leurs interactions sociales ; et où les notes de chaque personne étaient visibles via une sorte d’application ce qui permettait de savoir si on pouvait accepter de louer un appartement à cette personne, de la prendre en taxi ou juste de lui adresser la parole. On en a ri, trouvé ça exagéré, excessif, effrayant mais on oublie peut-être que originellement Facebook trouve son inspiration dans l’idée de noter le physique des étudiantes d’un campus en utilisant les photos piratées du trombinoscope de leur université.
Aujourd’hui, nous sommes incités à TOUT noter : nos livres, nos films, nos bières, nos vacances, nos restaurants, nos relations amoureuses, même un simple achat de clous donne lieu à l’envoi d’un mail pour partager notre “expérience” et lui attribuer une note de satisfaction.
C’est encore plus saillant dès que l’on se positionne en “critique” d’un quelconque objet culturel. Les blogs, magazines, émissions sont envahis de systèmes de notation : notes sur 5, 10, 100 ; usage d’une signalétique verte, orange, rouge ; petit bonhomme qui saute de joie ou au contraire pleure de désespoir ; tier list.
Il en va de même pour les jeux de société, soumis au diktat de la notation BGG (une notation communautaire basée sur la moyenne des notes données par les utilisatrices) et des grilles de notation qu’on retrouve un peu partout chez les influenceuses et créatrices de contenus (notes attribuées par une ou quelques personnes).
Outre la question de la compétence à donner son avis, mais surtout au-delà des questionnements éthiques, philosophiques, soulevés par la notation systématique de tout et de rien, ce système d’évaluation quantifié se révèle souvent peu pertinent à retranscrire une réelle appréciation et valorise chez celles qui la pratiquent (qu’elles donnent ces notes ou qu’elles les reçoivent) une certaine vision du monde.
La note donnée est forcément erronée
Donner une note qui reflète notre appréciation réelle d’un jeu est un exercice difficile. Quelle que soit la grille de notation choisie, on se retrouve vite dans la situation où attribuer une note ou une couleur, ou ce que vous voulez, montre sa limite. On a vite envie de rajouter des décimales, des plus ou des moins, d’inventer une couleur intermédiaire.
La grille de notation s’entend lorsqu’il s’agit d’évaluer des éléments objectifs ou de valider l’acquisition de connaissances (et encore, nous savons tous intuitivement que noter une dissertation n’est pas noter un contrôle de maths) ; en revanche, c’est un carcan dont on aspire très rapidement à s’échapper lorsqu’on essaie de se prononcer sur une œuvre d’art ou un objet culturel. Si l’on ajoute à cela que notre notation peut changer dans le temps, l’idée de la figer ad vitam aeternam sur un site, dans une vidéo ou un magazine, paraît totalement illusoire.
S’il est déjà bien difficile de donner une note qui reflète réellement notre avis, il est encore plus difficile de tirer une véritable information des notes que l’on reçoit en tant que spectatrice, lectrice ou utilisatrice. Sans autre précision, un 3/5 ne donne pas vraiment d’information de fond ; ça peut dire “plutôt bien” comme “pas terrible”. Une pastille peut passer du vert à l’orange juste à cause d’un souci d’ergonomie sans rapport avec les sensations profondes de jeu. Moment anecdote personnelle : discussion avec une personne qui me dit “je n’ai pas aimé le jeu, je lui ai mis 12/20”, autant vous dire que moi si je n’ai pas aimé un jeu, je ne mets pas la moyenne.
Même la notation BGG, pourtant collective, est complètement biaisée. D’abord en raison du profil des utilisatrices (on en parlera sûrement un jour plus en détail) ; parce que aussi certaines notes, à la marge certes, sont données pour de mauvaises raisons (je rappelle que les notes sont publiques donc quand vous mettez un 10 à un jeu dont vous êtes l’auteur ou un 1 au jeu de votre concurrent pour le Spiel des Jahres, il y a des gens qui s’en rendent compte et qui en plus font des captures d’écran). Mais surtout parce qu’on y voit des absurdités : mettre 2/10 à Mon premier verger en notant (coup de bol on a un commentaire) que le jeu n’offre aucun choix, aucune décision, aucune tactique …. puis en précisant que pour le fun vécu avec l’enfant quand il avait 2 ou 3 ans, il aurait mis 8/10. Moi, je reste pantoise.
Aparté : je ne résiste pas à l’opportunité de vous parler de Frozen Flesh, un utilisateur BGG qui a donné la note de 1 à 39 jeux, dont Agricola, Concordia et El Grande au motif que « I came here, because of all the people rating games like KD:M or Hate with a 1, just because of their mature theme. I’m offended by how boring the theme of this game is!«
La négation des émotions
L’exemple précédent le démontre : si je regarde juste la note, je n’ai aucune information pertinente. Si je lis le commentaire, j’en ai déjà beaucoup plus. Parce qu’aucune note n’est capable de retranscrire nos émotions.
Si vous avez vu Le Cercle des poètes disparus, ce film qui, au début des années 90, a repopularisé le duffle coat, donné envie de faire du latin et même, soyons fous, de découvrir la poésie de Walt Whitman, vous vous souvenez peut-être de cette scène qui résume très bien la notation. Imaginons un graphique dont l’axe horizontal gradué représenterait la qualité mécanique et un axe vertical gradué qui représenterait, disons, le traitement du thème. Cela permettrait donc de déterminer la surface représentant la qualité des jeux et donc de correctement les mesurer.
Foutaises !
Lorsque l’on joue, on éprouve des émotions, variées, intenses, qu’elles soient positives ou négatives, parfois contradictoires. Des émotions que l’on peine à retranscrire, à expliquer, à formuler. Elles sont subtiles, profondes, complexes. Il faut un peu de temps et de réflexion pour faire part de ses émotions, trouver les bons termes pour les partager. Et jamais nos émotions ne peuvent se résumer à une note. La notation constitue même la négation de l’expression de nos émotions : une simple note ne donne pas de clé de compréhension de ce que l’on a ressenti en jouant à tel ou tel jeu. Une note donne l’illusion d’une grille d’appréciation objective, d’un barème appliqué plus ou moins consciemment.
Ce sont ces émotions qui font de nous des humaines. C’est s’imprégner des émotions des autres qui font de nous des humaines. Une note, on peut l’ignorer, la balayer d’un revers de la main, choisir de dire qu’elle ne représente rien, que la personne n’a rien compris, qu’elle s’est trompé dans sa grille de notation. Une note ne nous oblige aucunement à faire l’effort de comprendre la démarche de celle qui l’a attribuée. En revanche, les émotions d’autrui, nous ne pouvons pas nier leur existence, leur réalité ; et même si nous ne ressentons pas la même chose, par phénomène d’empathie, leur expression nous incite à comprendre l’autre.
Une certaine paresse intellectuelle
Choisir de résumer sa pensée à une note plutôt que d’insister pour l’expression de ses émotions, de sa pensée, de ses arguments nous rend paresseuse.
Bien sûr, on ne balance que rarement une note sèche sans développer de discours.
Pourtant, et nous l’avons toutes fait, spontanément on regarde la note et on s’arrête souvent là. Le drame du scroll (allons directement voir la note finale). Parce que la démarche intellectuelle qui implique d’appréhender les arguments de l’autre demande un peu plus de temps et de disponibilité d’esprit, un peu plus d’empathie et d’écoute. Cette démarche est plus exigeante.
Et savoir que notre opinion finale s’incarne dans une note nous rend également plus paresseuse à analyser nos émotions, à les exprimer et à argumenter. On se dit à quoi bon ? Alors qu’au contraire, comme s’entraîner à un sport ou faire des gammes, plus on s’efforce d’exprimer nos émotions, nos sensations, plus on est capable de le faire. On ne fait que s’améliorer, petit à petit.
Le règne de la notation conduit donc mécaniquement à un appauvrissement de la pensée, en valorisant le quantitatif au détriment du qualitatif, en proposant une appréciation sans subtilité, sans aspérité, sans contradiction possible puisque nous n’avons aucune information sur le pourquoi de la note.
Mais parfois la note s’avère malheureusement nécessaire parce que le contenu associé n’exprime rien. Si on lit un article dont la rédactrice n’a pas su ou n’a pas voulu partager un ressenti, ça va être très plat et à la fin de la lecture, on peut ne pas savoir ce que cette personne a ressenti. La note (pour peu qu’elle soit tranchée, parce que bon un 7 on sait toutes que ça ne veut pas dire grand chose) reste alors le seul élément qui oblige la rédactrice à émettre un avis personnel tranché. C’est un peu le serpent qui se mord la queue.
L’expression d’une vision capitaliste
Donner une note est l’expression d’une opinion individuelle sans possibilité donnée à l’autre de la comprendre.
C’est aussi l’application à des objets culturels d’une démarche utilitariste assez représentative du système capitaliste dans lequel nous évoluons. Tout est évalué, quantifié, comme si les joueuses étaient des opératrices rationnelles dans leur relation aux jeux et leurs choix.
La notation est aussi représentative d’une tendance très forte à l’affirmation de soi, au narcissisme, à l’individualisme, sans ouverture à un réel débat, sans partage avec les autres. Elle s’inscrit dans un hédonisme de consommation dans lequel nous nous comportons comme des “clients” des objets culturels. Nous exprimons notre satisfaction ou au contraire notre déception, la donnant à voir à toutes et tous, alimentant ainsi le voyeurisme social.
Si donner son avis sur tout pose question, la notation en est le paroxysme puisqu’elle est assénée de façon absolue, sans proposer de possibilité de contradictoire pour celui qui la reçoit, sans proposer de clé de compréhension.
Soyons assertives et refusons la notation.
Rééduquons nous à exprimer plutôt qu’à quantifier.
Explorons nos émotions et celles des autres pour en extraire l’humaine en nous.
Et pour terminer je cite Le Pionfesseur : « Les notes c’est comme les armes. Ça peut être très utile pour faire la révolution, mais il faut l’idéologie qui va avec sinon on se retrouve comme les Etats-Unis avec un pays de rednecks qui flinguent tout le monde pour rien. »
Je remercie mes chèr·e·s relecteurices pour leurs précieux commentaires.