Dans une chronique du podcast Analysis Paralysis que je consacrais à Train de Brenda Romero ainsi que dans une vidéo de la chaine YouTube Y jouer portant sur les jeux à identité secrète, le jeu Secret Hitler a été évoqué. A ces occasions, j’ai exprimé le fait que je refusais à titre personnel de jouer à ce jeu (j’en ai fait une partie en 2019 qui m’avait laissé un goût amer, puis une autre en 2020 qui m’a confirmé le sentiment de malaise que m’inspirait ce jeu) ; j’ai également ajouté que je trouvais le jeu médiocre si on ne devait se concentrer que sur son gameplay en dehors de toute considération politique (ce qui est une vue de l’esprit, les deux étant intimement liés notamment pour ce jeu).
J’ai bien sûr reçu plusieurs commentaires m’expliquant que je n’avais rien compris à sa subtilité, que ce jeu était porteur d’un message politique fort en dénonçant la montée du fascisme et l’accession au pouvoir du parti nazi.
Secret Hitler est un jeu de déduction sociale sorti en 2016 dans lequel les joueuses vont se voir attribuer des rôles secrets en début de partie : elles appartiennent au camp des libéraux ou au camp des fascistes ; de plus, l’une des joueuses endosse le rôle d’Hitler. Hitler ne sait pas qui sont les fascistes (sauf en-deçà d’un certain nombre de joueuses) autour de la table tandis que les fascistes savent quelle joueuse incarne Hitler. Les libéraux, à l’instar des Villageois des Loups-Garous, ne savent rien.
Pour gagner, les fascistes doivent promulguer six lois fascistes ou réussir à faire élire Hitler Chancelier après la promulgation de trois lois fascistes, tandis que les libéraux doivent éliminer Hitler ou faire promulguer cinq lois libérales.
A chaque tour de jeu, un Président est désigné, et doit nommer un chancelier. Les joueuses votent alors pour approuver ou rejeter cette paire. En cas de rejet, la présidence passe à la joueuse suivante. Une fois, le gouvernement élu, le Président pioche trois cartes de lois, en défausse une, puis donne les deux restantes au Chancelier ; celle-ci choisit laquelle des deux cartes restantes sera promulguée comme loi.
De plus, après la promulgation de la troisième loi fasciste, certains pouvoirs présidentiels spéciaux sont activés (examen des cartes de rôle, mise à l’écart d’une joueuse ou mise en œuvre d’une exécution). Si le Président dispose de ce pouvoir d’exécution, elle peut choisir une joueuse à éliminer (si cette joueuse est Hitler, les libéraux gagnent instantanément). De même, après la promulgation de trois fascistes, si le Chancelier élu est Hitler alors les fascistes gagnent la partie.
En choisissant de se référer à Hitler dans le titre de leur jeu, les auteurs du jeu ont fait le choix de placer leur jeu dans une réalité historique forte. Or, un tel choix implique une responsabilité.
Les approximations historiques
Secret Hitler n’est à aucun moment, dans sa mécanique, une représentation de l’accession au pouvoir d’Hitler. En effet, l’identité secrète qui fait le cœur du jeu est parfois analysée comme une métaphore selon laquelle les fascistes avancent au milieu des libéraux, attendant la moindre occasion pour prendre le pouvoir et établir leurs lois fascistes.
Pourtant, lorsque Hitler est nommé en Chancelier par Hindenburg le 30 janvier 1933, lui et les membres du NSDAP n’avancent pas masqués au milieu des libéraux. Leur programme est connu et sans aucune ambiguïté.
En novembre 1923, une tentative de prise de pouvoir par Hitler et son parti à Munich a échoué, conduisant le leader du NSDAP en prison. Pendant cette détention, Hitler écrit Mein Kampf, publié en 1925, ouvrage dans lequel il expose clairement le programme de son parti ainsi que sa vision du monde.
Par conséquent, aux élections de 1932, personne n’ignore quelles sont les idées d’Hitler et la politique qu’il veut mettre en place. Il a l’appui des milieux financiers et des grands patrons qui préfèrent un gouvernement nazi à un gouvernement communiste. A cet égard, le jeu fait totalement l’impasse sur les partis politiques de gauche et oppose uniquement aux fascistes les libéraux qui sont en réalité des centristes.
Un game design paresseux
Secret Hitler reprend énormément de la mécanique d’un autre jeu de déduction sociale de 2009, The Resistance, créé par Don Eskridge.
Dans The Resistance, les résistants, la faction loyale s’oppose aux espions infiltrés qui tentent de saboter les missions initiées par les résistants. Thématiquement, les deux jeux s’inscrivent dans un contexte politique de lutte et d’accession au pouvoir.
Mécaniquement, on retrouve également de nombreuses similitudes :
- deux camps antagonistes, les espions correspondant aux fascistes et les résistants aux libéraux ;
- en début de tour, les joueuses votent pour déterminer celles qui, parmi elles, seront envoyées en mission, comme dans Secret Hitler elles votent pour un duo Président / Chancelier ;
- lors de la mission, les joueuses envoyées peuvent choisir de la saboter si elles sont des espions infiltrés, comme le Chancelier peut choisir de faire voter une loi fasciste.
Les auteurs de Secret Hitler (Mike Boxleiter, Tommy Maranges et Max Temkin) ne cachent pas leur amour pour The Resistance, au point d’avoir repris une très grande partie des mécaniques de ce jeu pour leur propre version.
Par conséquent, Secret Hitler n’est pas le petit bijou ludique que l’on veut nous faire croire : il est avant tout à 90% une énorme repompe d’un jeu existant qui se joue toujours aussi bien 15 ans plus tard (jouez à l’original !). Encore heureux peut-on penser que le jeu soit disponible en Creative Commons (licence BY–NC–SA 4.0) qui permet de se procurer le jeu en Print and Play pour son usage personnel sans commercialisation.
Difficile alors de ne pas penser que c’est le choix du thème qui a contribué à mettre en lumière ce jeu, lui assurant un financement participatif très réussi sur Kickstarter (environ 1,5 M$ levés) ainsi que d’excellentes ventes sur Amazon.
Secret Hitler n’est pas un jeu politique
Secret Hitler est souvent présenté comme un jeu politique, c’est à dire que sa mécanique sous-tendrait son thème et porterait un propos fort sur la montée du nazisme.
Compte-tenu du choix de ce thème, centré sur une période particulièrement sombre de l’histoire mondiale et un contexte chargé en souffrance et en émotions, sa mécanique devrait être à la mesure de son thème et donc intransposable à un autre thème.
Or, comme dit précédemment, Secret Hitler est déjà une reprise très marquée d’un jeu existant, qui, certes, parlait de prise de pouvoir, mais n’était absolument pas en lien avec la montée du nazisme. En outre, Secret Hitler a connu de nombreuses rethématisations (Voldemort, Palpatin, tous les grands méchants de la pop culture ont dû être invoqués), preuve que la mécanique est réadaptable à un autre univers, sans aucune spécificité liée au sujet abordé.
Certes, certains des pouvoirs qui s’activent après la promulgation de trois lois fascistes ont été pensés pour correspondre avec une société en voie de fascisation (par exemple, la possibilité de regarder l’allégeance d’un joueur qui thématiquement correspond à l’idée d’intrusion dans la vie privée).
Secret Hitler est donc un jeu de déduction sociale comme tant d’autres, sans spécificité mécanique marquante à la hauteur de sa thématisation. Mêmes les pouvoirs spéciaux qui se débloquent après trois lois fascistes votées, parce que leur portée thématique est vite oubliée car insuffisamment explicitée.
Le fait de plaquer un thème “sérieux” sur une mécanique lambda ne suffit pas pour considérer que le jeu porte un propos politique particulier. Le thème du nazisme est tout simplement cosmétique, marketing, racoleur et faussement subversif, principalement là pour rapporter de l’argent.
L’aseptisation du nazisme
Secret Hitler ne dénonce rien. Pire, il contribue à aseptiser Hitler et les nazis en les mettant au coeur d’un jeu où ils ne sont pas moins sympathiques que les libéraux. Et il contribue également à priver de sens le terme de fascisme.
S’agissant d’Hitler, il est impossible de dissocier la personnalité historique du personnage incarné dans un jeu. La représentation de Hitler dans des oeuvres culturelles demeure difficile : choisir de le représenter c’est embrasser une immense responsabilité qu’on ne peut pas traiter à la légère. Hitler n’est pas un énième méchant de cinéma. Il n’est pas un personnage de fiction.
Quant aux lois “votées” par les joueuses, elles n’ont aucune consistance, ne proposent aucun enjeu moral. Il n’y a donc aucune prise de position politique sur ce qu’est une loi fasciste. Le vague propos qu’on pourrait trouver (en cherchant bien) est totalement affaibli par cette absence de contexte réel. On vote les lois sans aucun dilemme moral et l’activation des pouvoirs (après le vote de la troisième loi fasciste) reste thématiquement trop décorrélée du vote de ces lois.
S’amuser du Troisième Reich ?
Absence de véritable contexte historique, thème plaqué pour des raisons marketing, Secret Hitler n’invite jamais à la réflexion politique. Il suffit d’y jouer pour s’en rendre compte. On y joue comme à n’importe quel jeu de déduction sociale. Que reste-t-il donc en fin de partie ? Rien, rien de plus que dans tout jeu de déduction sociale. Et on a passé un bon moment à se mentir, se manipuler, trahir et bluffer.
Certes, les auteurs ont exprimé une position politique à plusieurs reprises. Pourtant, leur jeu ne conduit pas à une véritable réflexion. Il reste un jeu dans lequel les joueuses ne questionnent pas ce qu’elles font, elles se contentent de le faire pour gagner. Le jeu n’offre aucune autre opportunité, laissant les joueuses qui auront joué les fascistes avec une certaine satisfaction dans le rôle qu’elles ont joué, d’autant plus grande si elles ont gagné.
Ainsi, les émotions qui vont être associées par la joueuse au jeu, à son dispositif, aux libéraux et aux fascistes, et nécessairement à Hitler, seront des émotions agréables, fun, cool. Peut-on faire pire ?
Associer des personnages historiques réels qui ont été responsables de massacres et de génocides à des émotions relevant du plaisir du jeu, de l’amusement et de la gratification (car elle est forte dans les jeux de déduction sociale quand on parvient à l’emporter après avoir embobiné tout le monde) est particulièrement problématique car l’émotion positive perdure, souvent de façon inconsciente.
Bien sûr, il ne s’agit que de mon opinion et vous, jouez à Secret Hitler si vous en avez envie. Pour ma part, je n’en ai pas envie car son traitement du thème ne correspond pas à mes attentes sur un sujet aussi sensible. Selon moi, il reste superficiel et contribue à édulcorer la réalité historique en banalisant Hitler, et en créant avant tout du fun autour d’un sujet qui ne peut pas l’être.
Un immense merci à mes relecteurs pour leur temps et leurs précieux retours.
La vidéo de Shelf Stories (et toutes ses vidéos d’ailleurs) très pertinente sur le sujet : https://youtu.be/FKO4XLwI9-4?si=vA5LAbGvTnz026ix
Entièrement d’accord avec ton retour. Personnellement, je n’ai jamais joué, j’ai regardé les vidéos règles et des parties et cela ne m’a jamais fait envie. je n’y trouvais rien d’amusant, de pertinent et d’intéressant. Comme tu le dis, le jeu est à côté du thème et de ses implications. Bréf, j’ai passé mon chemin.
Bonjour Rémi et merci de ton commentaire.
Effectivement, pour moi, le jeu ne questionne jamais sur le thème qu’il a pourtant choisi, ce que je trouve problématique avec un tel choix et de mon point de vue pas responsable du tout. Il n’en ressort absolument aucun questionnement.
Merci d’avoir mis des mots sur mon ressenti, la seule pattie que j’ai faite j’ai gagné en étant Hitler, ça m’a laissé un goût de terre dans la bouche.
Très interessant article, merci. J’apprécie le jeu pour ce qu’il est, personnellement, mais certains de tes arguments sont compréhensibles.
Je te comprends aussi sur le fait que tu évites de jouer à certains jeux dù à leur thématique, moi-même j’en ai marre des jeux « économiques » et de colonisation, et je les évite.
Article bien utile à mettre dans la tronche des gens sur les réseaux sociaux qui disent n’importe quoi à propose de ce jeu.
Néanmoins mon problème c’est que justement ces gens-là je ne les vois que sur les réseaux sociaux. J’ai joué à Secret Hitler avec plusieurs groupes et jamais quelqu’un n’a cru l’once d’un instant que ce jeu abordait quoi que ce soit de politique. Pour nous, ça a toujours été un jeu de sale gosse, provocateur à l’extrême, bien content de choquer les petits bourgeois intello comme il y en a tant dans le milieu ludique.
Une provocation un peu nulle d’ailleurs, si le point Godwin existe c’est bien parce que dans le monde occidental le nazisme est un des sujets récurrents quand on veut mettre l’emphase sur quelque chose ou faire le provocateur adolescent edgy (ce qui est le cas de Secret Hitler).
Du coup c’est tellement commun que ça donne un goût de « tout ça pour ça ».
Dans le genre Barbarossa était bien plus spécifique et étrange en mélangeant nazisme et meufs érotisée dans une mécanique qui n’a rien à voir et qui avait juste le vent en poupe à l’époque.
Donc du coup ouais, c’est facile de mettre ce thème de côté tellement il est insignifiant. Et puis comme beaucoup de gens, nous mettons de côté nos considérations morales quand nous jouons (ce qui nous permet d’apprécier Puerto Rico par exemple).
Pour moi, Secret Hitler est un jeu ok-tier. Genre je trouve qu’il apporte quand même un raffinement salvateur à The Resistance (exemple : la mécanique de votes permet d’avoir tout un jeu sur les probas qui fait qu’une personne peut voter contre son camp à son insu; autre exemple : l’élimination d’un joueur est un moment fort, souvent bien mis en scène, et qui peut impliquer une fin de partie immédiate, quelle audace de game design !)
Mais je joue toujours à The Resistance parce que eux ont itéré le jeu autrement dans les extensions, en se concentrant sur les rôles (ce qui est très fort en terme d’incarnation et de personnalité de la partie). Ca fait comme deux petites branches de game design qui ont émergé du The Resistance originel.
Mais ouais, on va pas se mentir, SH est pas dingue. Ceux qui trouvent ce jeu incroyable feraient mieux de jouer à plus de jeux de social deduction et ceux qui trouvent que c’est un jeu politique feraient mieux de jouers à plus de jeux tout court.
Juste un commentaire pour nuancer :
Comme l’a mentionné le Pionfesseur, Secret Hitler corrige des défauts de Résistance : plus intuitif et moins répétitif. Les personnes qui, comme moi, l’expliquent et l’animent en café-jeux pourront confirmer, je pense.
A l’échelle individuelle, je trouve le thème juste. L’ascension du fascisme, chez les votants (+ de 20% aujourd’hui) va de pair avec le silence et les dénis sur leurs motivations réelles (la xénophobie). Tandis que l’ascension du libéralisme va de pair avec l’affirmation de ses valeurs supposées (propriété et libertés individuelles, « seule solution face au fascisme », etc.). Du coup, si l’on s’en tient à l’idée d’un thème satyrique (et pas historique ou politique, que le jeu ne prône nulle part à ma connaissance), je trouve que c’est vraiment pertinent. Plus, d’ailleurs, que Résistance : une petite fille, à qui j’expliquai le rôle des espions m’a répondu, avec un franc-parler aussi feint qu’assumé : « Ah, alors c’est eux les gentils ! »… J’étais mortifié.
Alors que les fascistes sont des serpents, non ? (d’ailleurs, la DA quoi, waw !)
Bref, c’est une satyre, donc malaisante. Mais les intentions, je pense, sont louables : les auteurs ont travaillé la sortie du jeu en prévision de l’élection de Trump. Tous les membres du collège électoral pro-Trump en ont reçu un exemplaire. Les développements du jeu, en Creative Commons, montrent l’engagement politique global qui règne autour, avec toute la lucidité absurde qu’une communauté internationale de geek peut apporter à ce genre de support débile…
https://www.courrierinternational.com/article/polemique-peut-comparer-lascension-de-trump-celle-de-hitler
Merci pour cet article ! J’aime les jeux a rôles cachés mais grâce à cette lecture je vais surement me tourner vers The Resistance.