Cette chronique a été diffusée dans l’émission « Chroniques 146 » d’avril 2023 proposée par le podcast Proxi-Jeux. Elle a été co-écrite avec Hammer.
Après Hansa Teutonica et Gugong, c’est dans une autre époque et un autre lieu que Andreas Steding nous entraîne avec son jeu Stroganov. Stroganov, c’est un jeu de 2021 sorti chez Game Brewer, illustré par Maciej Janik. Un jeu pour 1 à 4 joueuses de 12 ans et plus, pour des parties de 90 minutes. Et dans Stroganov, on ne va pas parler de cuisine, mais plutôt de colonisation dans la Russie des tsars…
Les origines de la famille Stroganov
Les Stroganov sont une famille russe de paysans, de commerçants, d’industriels, de propriétaires fonciers et d’hommes d’État qui est devenue entre le XVIème et le début du XXème siècle le pilier du pouvoir impérial russe. D’ailleurs, il parait qu’une vieille expression russe dit ”plus riche qu’un Stroganov, tu meurs” ! Et c’est à l’ascension de cette famille célèbre que le jeu de Andreas Steding nous propose de nous intéresser, comme nous l’explique l’introduction historique présente dans la règle du jeu :
Dans Stroganov, vous jouerez le rôle d’un membre de la puissante famille Stroganov, incitant vos chasseurs cosaques à pousser toujours plus à l’est leur exploration de la Sibérie. Profitant de la météo clémente du printemps, de l’été et de l’automne, vos Cosaques exploreront, chasseront des animaux pour leur fourrure et établiront des avant-postes. Au fil de leurs voyages, ils vivront des histoires qu’ils pourront mettre en chanson, en s’accompagnant à la kobza lorsqu’ils rentreront chez eux pour un hiver long et rude. Votre influence croissante en Russie dépend du bon vouloir du Tsar. En satisfaisant ses envies en Sibérie, vous maintiendrez votre puissance et honorerez le nom des Stroganov !
Car la famille Stroganov, c’est une ascension sociale et financière rapide et assez incroyable, une sorte de success story à la russe. Ascension sociale d’abord, grâce à un dévouement sans faille aux “maîtres” de Moscou. Sans doute les cartes “souhaits du Tsar” que l’on trouve dans le jeu symbolisent-elles justement la fidélité récompensée des Stroganov.
Le premier “ancêtre” connu de la famille Stroganov est Spiridion Stroganov. Il vivait à la fin du XIVème siècle et a apporté son soutien financier au grand prince de Moscou, lors de l’invasion des Mongols. Son petit-fils versera même une rançon de 200 000 roubles pour libérer le Grand-duc de Moscou, Vassili II, alors prisonnier des Tatars.
En 1558, Anika et Grigori Stroganov ont le soutien du Tsar Ivan IV, « Ivan le terrible » qui souhaite agrandir son territoire vers l’Est (c’est-à-dire vers l’Oural et au-delà, la Sibérie). Devant leur réussite, le Tsar leur accorde d’immenses privilèges sur les territoires colonisés soit sur 11, 5 millions d’hectares, une surface plus grande que le Portugal actuel, habitée par environ 10 millions de paysans.
Au XVIIème siècle, la famille offre un soutien militaire et financier au Tsar pendant la guerre contre la Pologne, puis au XVIIIème siècle, au cours de la guerre du Nord. Les Stroganov deviennent alors les banquiers du pouvoir impérial. Mais surtout en 1722, la famille est anoblie en recevant les titres de baron, puis de comte (en 1761).
La Révolution de 1917 la contraint à émigrer en France, et tous ses biens sont nationalisés. Une grande partie de leurs collections d’art se trouve au musée de l’Ermitage à St Pétersbourg. En 1945, la conférence de Yalta s’est tenue dans un des palais de la famille Stroganov et un de ses descendants, un officier de marine, y participait .
Cette ascension sociale a été possible grâce à l’enrichissement de la famille qui repose sur le commerce de deux produits essentiels au Moyen Âge : le sel et les fourrures. Les premiers Stroganov sont des paysans libres mais font aussi partie d’une communauté de petits sauniers. Les salines se multiplient au milieu du XIVème siècle pour limiter les importations venant des Pays baltes notamment de l’Estonie dont la production dépassait la consommation. En effet, à cette époque-là les besoins russes en sel augmentent pour l’industrie du cuir qui progresse en Russie et bien sûr pour la conservation des aliments.
Quant aux fourrures, elles sont très appréciées et recherchées dans toute l’Europe car elles sont un signe de puissance. C’étaient surtout les paysans russes qui fournissaient les fourrures de “petites bêtes” comme redevances aux propriétaires fonciers mais ils pouvaient aussi en vendre une partie à Novgorod, la grande ville commerciale de la région qui les exportait dans toute l’Europe. Avec le commerce du sel et celui des fourrures, certains paysans libres ont pu s’enrichir.
Progressivement, les maîtres de Moscou ont accordé à la famille Stroganov le monopole du commerce du sel. En alimentant Moscou en sel et en fourrures, et en soutenant le pouvoir politique par leur fortune, les Stroganov sont ainsi devenus une famille puissante, à la tête du plus grand empire commercial de Russie.
Ça, c’est pour les grandes lignes. Mais tout comme Rome, la famille Stroganov ne s’est pas faite en un jour. Son ascension sociale s’est notamment réalisée au travers de la conquête des Terres de l’Est, le thème central du jeu de Andreas Steding. Il est temps de détailler un peu comment s’est passée cette expansion fulgurante.
L’ascension de la famille Stroganov
Revenons donc à l’époque d’Ivan le Terrible, tsar de Russie de 1547 à 1584. En 1558, Anika et Grigori Stroganov obtiennent du tsar d’importantes concessions territoriales à l’ouest de l’Oural autour de la rivière Kama, un affluent de la Volga qui coule le long du versant occidental de l’Oural. Le but, c’est d’installer des colons dans cette région : c’est le début de la colonisation de l’Oural, qui se concrétise par exemple par la création de la colonie de Perm. L’Oural, rappelons-le, c’est cette chaîne de montagnes qui s’étire sur plus de 2 000 km, de la mer de Kara au nord jusqu’aux steppes du Kazakhstan au sud. Traditionnellement, c’est ce massif qui marque la frontière géographique entre l’Europe et l’Asie…
Et justement, en 1574, le tsar accorde de nouveaux privilèges aux Stroganov, cette fois sur un territoire gigantesque à l’Est de l’Oural (donc en Asie). Les Stroganov fondent des colonies de marchands dont Mangazeïa, entre les fleuves Ob et Ienisseï, qui devient une ville en 1600. Cette colonie joua un rôle primordial dans la conquête des régions arctiques et circumpolaires. Elle permit d’ouvrir une route maritime le long du littoral arctique et de favoriser ainsi le commerce avec les marchands norvégiens, anglais et néerlandais. La colonie servit d’entrepôt pour les fourrures, l’ivoire de morse et de mammouth, et pour les produits d’Asie centrale qui étaient expédiés en été vers l’Europe. Cette route maritime fut finalement interdite en 1619 car l’État russe craignait une pénétration commerciale anglaise par ce biais !
Mais si ce territoire est vaste, il n’est pour autant pas inoccupé, et c’est à une véritable conquête militaire que les Stroganov et leurs alliés vont se livrer pour balayer les obstacles qui se dressent devant eux, à commencer par les Tatars et les peuples autochtones de Sibérie.
Les Tatars, ce sont des nomades d’origine turco-mongole qui se sont mélangés aux populations qu’ils ont conquises en Europe et en Asie ; ils feront des incursions guerrières en Russie et en Sibérie, contre les colonies russes. La Sibérie était divisée en Khanats, sorte de royaumes de tailles plus ou moins importantes, qui s’étendaient de l’Oural jusqu’à l’océan Pacifique. Ces Khanats sont beaucoup plus anciens que la Russie ; le premier Khanat a été formé par… Gengis Khan. Ils étaient dirigés par un seigneur-roi, ou Khan, et prospérèrent car ils se trouvaient à la croisée des routes commerciales reliant l’Asie à l’Europe.
Lors de la conquête de la Sibérie par la Russie, les Stroganov imposent aux Khanats un tribut impérial. Koutchoum, maitre d’un Khanat qui exportait des fourrures dans toute l’Asie et était imprégné de culture asiatique, et donc “imperméable à la culture russe”, refuse, attaque les sauneries des Stroganov et terrorise les colonies administrées par les Russes, tout en propageant l’Islam. Il est aidé par d’autres Khans, dont un descendant de Gengis Khan. En 1582, les Stroganov avec l’aide d’un khan rival engagent la bataille décisive, qui marque la fin des Khanats de Sibérie.
Les cosaques
Dans le jeu, chaque participant envoie ses cosaques toujours plus à l’Est pour récolter des fourrures et construire des avant-postes. Mais qui sont ces cosaques, et quel fut vraiment leur rôle ? En 1572, c’est le tsar Ivan qui propose aux Stroganov d’engager des Cosaques pour défendre leurs territoires contre les incursions des Tatars.
Les cosaques, ce sont des populations multiculturelles mais à majorité slave, semi-nomades, qui formaient des communautés indépendantes localisées dans les bassins des fleuves Don (la région du Donbass), Terek et Kouban, dans le Caucase. C’est un mot d’origine turco-tatar, qui désigne un homme libre, un guerrier indépendant. Les Cosaques russes sont souvent devenus des mercenaires au service du Tsar et même des rois de Pologne.
Et si vous vous demandez ce que viennent faire les tuiles chanson et la piste des histoires dans ce jeu qui parle de conquête territoriale, sachez que les “dumy” sont des ballades épiques originaires des cosaques ukrainiens et russes. Les dumy étaient généralement composés et interprétés par des bardes cosaques, appelés kobzars, qui étaient d’habiles musiciens et conteurs. Ces chansons racontent souvent des actes héroïques et des batailles, ainsi que des événements historiques et des légendes. Elles étaient généralement interprétées sur divers instruments à cordes, tels que la bandura, la kobza et la lira.
D’où l’instrument utilisé pour dénoter les points d’histoire sur le matériel du jeu. Le contenu des dumy varie considérablement en fonction du contexte dans lequel ils sont interprétés. Certains étaient patriotiques et festifs, louant la bravoure et les prouesses militaires des guerriers cosaques, tandis que d’autres étaient mélancoliques et se lamentaient sur les difficultés et les tragédies de la guerre. Les dumy constituaient un élément important de la culture et de la tradition cosaques, permettant de célébrer, de pleurer et de réfléchir aux luttes et aux triomphes de la vie. Aujourd’hui, ils sont toujours joués et étudiés et constituent un élément important du patrimoine culturel ukrainien et russe.
Avec leur armée de Cosaques, les Stroganov organisent des actions punitives contre les Tatars et les tribus autochtones. Les cosaques ont donc joué un rôle important dans la conquête de la Sibérie. Ils n’étaient pas seulement des mercenaires mais aussi des guides pour les commerçants comme les Stroganov, mais aussi pour les explorateurs et géographes russes.
À la fin du XVIe siècle, les Stroganov ont par exemple financé plusieurs expéditions menées par l’explorateur cosaque Yermak Timofeyevich, chargé de soumettre les peuples indigènes de Sibérie et d’établir le contrôle russe sur la région. La famille fournit à Yermak et à ses hommes des provisions, des armes et un soutien logistique, ainsi qu’un appui financier pour la construction d’une flottille destinée à naviguer sur les fleuves de Sibérie.
La Sibérie
Finalement, la conquête de la Sibérie a été extrêmement rapide, environ 80 ans seulement pour cet espace tellement immense. Cette conquête s’est faite par l’édification de nombreux forts ou fortins : la famille Stroganov reçoit en effet l’autorisation de bâtir des fortins en bois sur ces territoires afin de protéger les colons qui y étaient dispersés… et surtout leurs impôts qui y sont entreposés. Les peuples “rebelles” sont quant à eux soumis par les Cosaques. Et pour diffuser la religion orthodoxe, la famille Stroganov entreprend aussi la construction de monastères et d’églises.
Dans le jeu de Andreas Steding, les avant-postes que vous pouvez construire dans chaque région symbolisent l’établissement de ces fortins, alors qu’on peut penser que les tuiles “yourte” représentent plutôt l’habitat des populations autochtones.
Quelle population de colons occupe la Sibérie nouvellement conquise ? Et bien en premier lieu, les Russes de l’ouest sont souvent des paysans fugitifs qui refusaient le servage, des évadés de prison, les plus pauvres. On peut les comparer aux émigrants qui partaient à la conquête de l’Ouest aux Etats-Unis. Ils devaient lutter contre un climat glacial, et un manque de voies de communication ; les transports se faisaient uniquement par voie fluviale ou grâce à des traîneaux, sur les fleuves gelés, en hiver. Mais, ils étaient libres, ils n’étaient plus des esclaves, et les terres étaient abondantes ; il fallait juste payer les impôts. Quant aux peuples autochtones, ceux qui se soumettaient au gouvernement impérial étaient protégés par les Cosaques de toute attaque. Et bien sûr, eux aussi devaient payer des impôts.
Car les Stroganov sont autorisés par le Tsar à percevoir les impôts auprès de tous les paysans colons (payés en fourrures de zibeline, de renard et d’hermine…). Ils sont aussi chargés d’établir des établissements commerciaux et de lever une armée de mercenaires cosaques pour les protéger. Ils revendaient ensuite ces fourrures à Moscou ou à Novgorod. Le commerce des fourrures (chasse, transformation et vente) s’est vraiment développé en Russie par la conquête de la Sibérie et a été organisé à grande échelle par les Stroganov.
Quand vous jouez à Stroganov, les jetons fourrure vous aideront à gagner des points de victoire. Zibeline, lapin, renard, élan, lynx et ours font partie des espèces représentées. Quant au glouton, si cet animal de la même famille que le blaireau vous est inconnu, peut-être son nom anglais de “wolverine” vous dit-il quelque chose. Et puis il y a le tigre de Sibérie, ou tigre de l’Amour (du nom du fleuve d’Asie). Présent uniquement dans la partie la plus orientale de la Sibérie, il est logique que vous placiez les jetons correspondants tout à droite du plateau principal.
La Russie a longtemps été le premier producteur de fourrures pour l’Europe et la Chine. Elles étaient échangées contre des produits comme la porcelaine, la soie et le thé en ce qui concerne la Chine, qui étaient ensuite revendus en Europe ; ceci apportait d’énormes bénéfices à la Russie. Mais la famille a aussi très vite diversifié ses activités en exploitant des mines de fer, de cuivre, en bâtissant des fonderies, en multipliant les salines, en édifiant des constructions navales et en se lançant dans la culture des perles.
En conclusion…
Par opportunisme et par désir d’expansion territoriale, les Tsars de Russie, mais surtout Ivan le Terrible, ont offert richesse et puissance à cette famille Stroganov de petits paysans sauniers, qui avait su faire fructifier sa fortune et qui avait été fidèle aux maîtres de Moscou. Mais rappelons-nous que la conquête de la Sibérie ne s’est pas faite sans violence vis-à-vis des populations autochtones. C’est d’ailleurs ce que l’éditeur a voulu mettre en exergue dans la règle en y ajoutant une note historique dont voici un extrait:
Le jeu s’appuie sur ce contexte historique d’extension initiale sur les pentes orientales des monts Oural, en bordure de ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Sibérie. L’ambiance de la chasse dans ces vastes contrées, motivée par l’envie de s’attirer les faveurs du Tsar, constitue l’environnement concurrentiel parfait pour un jeu de stratégie. Mais, dans l’histoire, rien n’est jamais sans conséquences.
L’avidité mena la Russie à s’étendre toujours plus vers l’est et, à la moitié du XVIIe siècle, les côtes de l’océan Pacifique avaient été atteintes. Au cours du siècle suivant, la Russie s’était lentement approprié les terres indigènes de Sibérie. De nombreuses tribus furent ravagées par la variole et la violence de l’occupant. Aujourd’hui, il reste plus de 180 peuples indigènes en Russie, 40 d’entre eux étant reconnus comme tels. Après des années d’exploitation et de colonisation, il leur est encore difficile de faire valoir leurs droits à la terre, aux ressources naturelles et à la pêche.
Au XXème siècle, Staline fit détruire par décret les palais, les églises, tous les bâtiments édifiés par cette famille… pour effacer cette fabuleuse ascension sociale acquise au fil des siècles, et faire oublier le nom des Stroganov des livres d’histoire russes. Aujourd’hui, une descendante de la famille a créé en 1992 une fondation à New York pour faire renaître et faire connaître le rôle important des Stroganov dans l’histoire de la Russie.