27 décembre 2024
9782070368075

Cette chronique a été proposée dans le podcast Analysis Paralysis diffusé en juillet 2024. L’introduction de la chronique qui était humoristique et sans lien avec le sujet de l’interaction n’est pas reproduit ici.

Combien de fois avez-vous entendu “ce jeu est bien mais ça manque d’interaction” ou “on joue dans son coin, y a pas d’interaction” ? On comprend en filigrane que l’interaction évoquée est celle entre les joueuses. Pourtant l’interaction ne doit pas être réduite à ce seul prisme d’analyse, car comprise ainsi, c’est à dire uniquement comme le fait que mes choix et actions de jeu ont une incidence sur les choix et actions des autres joueuses, elle dénature ce qu’est l’interaction dans un jeu et elle aboutit à faire de cette forme d’interaction une qualité positive et non un simple élément factuel.

Un jeu sans interaction n’existe pas

Littéralement, l’interaction est une action ou une influence réciproque entre deux ou plusieurs choses ou phénomènes, souvent des éléments d’un système. Elle a donc pour effet de modifier les comportements et parfois le système lui-même.

Le jeu peut s’analyser en un système régi par ses propres règles, celles que les autrices ont voulu lui donner pour que le jeu constitue une globalité cohérente et fonctionne par lui-même.

Ainsi, le jeu propose tout d’abord une interaction entre ses propres règles, en dehors même des actions des joueuses. C’est toute la beauté du game design de rechercher le déclenchement de ses interactions et on revient à la notion d’équilibrage c’est à dire que chaque point de règle est pensé comme générateur d’une réaction prévue par le jeu, d’une réaction cohérente pour rendre le jeu fonctionnel. Conçue initialement de façon abstraite, cette interaction se matérialisera par le déclenchement par les joueuses des actions prévues par ce système. Dans certains jeux, la recherche de ces interactions va constituer un but en soi, une source de plaisir. On peut penser par exemple à la façon dont dans les jeux de deck-building les effets des cartes ont été pensés pour se combiner et engendrer des actions plus fortes que celles prévues initialement.

L’interaction peut également se créer entre le jeu lui-même et les joueuses. Dans les jeux coopératifs où les joueuses jouent contre le jeu, celui-ci doit répondre aux choix et actions des joueuses à la manière d’un jeu vidéo. On trouve alors toute une gradation dans la façon dont les jeux sont conçus pour répondre aux actions des joueuses, allant du plus simple au plus sophistiqué (on pense notamment au jeu récent Backstories que ses créateurs ont voulu capable de répondre à toutes les actions entreprises par les joueuses).

Enfin, et c’est souvent d’elle dont on parle, il y a l’interaction entre les joueuses qui est permise voire suscitée par le game design du jeu. Là encore, on trouve de nombreuses gradations : de l’interaction faible (on donne souvent l’exemple des roll & write), à l’interaction indirecte (le placement d’ouvriers, le blocage) ou forte (celle qui favorise une confrontation directe entre joueuses comme les jeux d’affrontement ou les jeux de majorité, ou encore les jeux qui imposent de communiquer ou de négocier, y compris les jeux coop).

Et puis l’interaction n’est pas forcément synonyme d’affrontement ou de s’imposer aux autres : que dire des jeux à communication limitée dans lesquels l’interaction est transcendée pour parvenir à ce moment de grâce où toutes les joueuses sont parfaitement synchronisées (n’avez-vous jamais ressenti cela à The Mind, ce moment où toutes nos actions sont dirigées vers nos partenaires ? Ou même dans Linq quand on comprend qui est notre partenaire ?).

On comprend donc qu’en réalité l’interaction est protéiforme, graduelle, mais qu’elle existe toujours. Un jeu sans interaction n’existe pas. Même un puzzle qu’on ferait seule propose une interaction. L’interaction ne repose donc pas sur les joueuses mais sur le système proposé par le jeu et c’est lui qui en réalité dicte le niveau d’interaction approprié au type de jeux et à l’expérience que ses créatrices ont voulu proposer.

L’interaction est-elle une qualité ?

Si on postule que l’interaction existe par définition dans tous les jeux, elle ne peut pas être vue comme une qualité positive, un élément à mettre au crédit d’un jeu plutôt qu’à un autre. Elle est un fait et on peut seulement se questionner sur la nature de cette interaction et son intensité. Un jeu comme Pandémie qui impose aux joueuses de beaucoup discuter et de coordonner leurs actions est un jeu à très forte interaction, bien plus forte que dans un Dune par exemple (dans lequel l’interaction est soit indirecte via le blocage, soit directe via la phase de conflits qui reste très limitée et encadrée dans le jeu). D’ailleurs, dans de nombreux jeux coop on se plaint de la possibilité de voir émerger un joueur alpha, preuve que l’interaction peut parfois atteindre un degré quasi insupportable pour les autres joueuses (et dans ce cas, l’interaction pourrait devenir un défaut).

On en revient une fois de plus à une idée du jeu conçu comme un contrat social. On en a déjà parlé, cette notion de contrat est très prégnant dans le jeu de rôle : se mettre d’accord avant le début d’une partie ou d’une campagne sur ce qu’on a envie d’explorer ou pas. C’est ce qui garantit que toutes les participantes autour de la table trouveront leur compte dans le jeu. Et souvent cette phase de contrat préalable est sous-entendue par le jeu lui-même.

Certains peuvent trouver cette idée de contrat lourde. Pourtant, le contrat c’est avant tout un accord de volonté entre les parties, un consentement à s’engager réciproquement. Transposé à notre média, le jeu avec ses règles qui sont l’expression de sa mécanique propose un contrat aux joueuses. Libres à elles d’y adhérer. Libres à elles de l’amender également : n’avons-nous pas toutes ajouter une variante ou décider que l’on pouvait revenir en arrière, voire modifier une règle qui nous pourrissait la vie (l’esprit du jeu quoi). Peu de chances que l’autrice vienne nous taper sur l’épaule pour nous dire qu’on a fait n’importe quoi.

Mais aussi un contrat entre les joueuses. Car on aime à se dire que dans jeux de société il y a société (je renvoie à la chronique de Pénélope Gaming dans la 2ème émission du podcast Analysis Paralysis). Ce contrat va régir les parties en elles-mêmes mais aussi toutes les autres interactions sociales autour de la table (ne pas regarder son téléphone, ne pas manger, ne pas se lever pour aller vider son lave-vaisselle, ne pas parler, ne pas se donner de conseils). Bref, à chaque groupe de joueuses pour une partie son contrat avec ses règles, celles du jeu et celles de la partie, et pour en revenir à notre sujet, son niveau d’interaction attendu.

L’interaction n’est donc ni une qualité ni un défaut, elle est variable selon ce que le jeu veut nous faire vivre. Gnothi seauton ! Connais toi toi-même, oui à chacune de bien se connaître pour savoir si le niveau d’interaction proposé correspond à ses attentes. Et ces attentes peuvent changer d’un jeu à l’autre, d’une partie à l’autre, d’un groupe de joueuses à l’autre (un peu comme le sexe quoi).

En revanche, ce qui doit exister dans chaque jeu et dans chaque partie, c’est le plaisir de jouer.

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